Il ne manquait que deux jours à l’arrivée de sa fille, et Mulki avait presque encore du mal à y croire. Elle avait vu et revu, lu et relu le dernier message par courrier électronique que la jeune fille lui avait envoyé de Nairobi: “j’arriverai mardi quinze janvier à 8 heures, à l’aéroport Léonard de Vinci, Rome, avec un vol de la compagnie Qatar Airways, en provenance de Dubaï.” Elle souriait, en lisant ces mots: c’était elle qui l’avait acheté ce billet, après lui avoir envoyé tous les papiers, finalement en règle. Elle avait contrôlé mille fois l’horaire de départ depuis Nairobi et celui du vol qui, de Dubaï l’amènerait à Rome. Ce projet lui avait couté beaucoup de temps et beaucoup d’argent: de longues heures d’attente auprès des bureaux de la questure, des timbres fiscaux, des copies et des photocopies de chaque page, ‘recto et verso’ de chaque document; et puis le millier fois où elle avait dû, malgré elle, demander l’aide d’Ahmed, le représentant de la communauté somalienne, afin que son énième tentative n’échoue pas comme les précédentes. Une fois il manquait un document, une autre une signature, une fois son revenu n’était pas suffisant, une autre certaines attestations avaient été perdues dans on ne sait quel bureau. En somme, Mulki avait renoncé plusieurs fois à ces retrouvailles: souvent, dans ses premières tentatives, elle avait commis des erreurs, de par son inexpérience, ou bien elle s’était retrouvée devant des lois qui avaient changé, et pas en mieux. D’autres fois encore, juste au moment où tout était presque prêt, elle avait perdu son emploi et, par conséquent, elle avait dû se donner du mal pour en trouver un autre, et aussi un logement, parce que la famille de la dame qu’elle avait assistée, aussi bien pendant de longs mois, jour et nuit, en ne se prenant que quelques rares heures de liberté, lui avait fait comprendre que, dans les plus brefs délais, elle devrait libérer la chambre qu’elle occupait chez eux. “Nous devons vendre l’appartement Mulki: nous sommes désolés!” Mais maintenant tout était différent: l’appartement où elle habitait depuis plus d’un an était à elle: un studio lumineux, avec deux fenêtres par lesquelles le soleil entrait et d’où le bleu du ciel semblait si près qu’on avait l’impression de pouvoir le toucher. On aurait cru que toute la ville s’étendait à ses pieds, et elle avait aussi réussi, en construisant une simple structure protectrice en bois, à mettre sur le petit rebord de fenêtre deux petites plantes qu’elle soignait avec abnégation. Derrière une porte coulissante se trouvait la kitchenette, et du côté opposé la salle de bain, petite, sans être pour autant dépourvue de tout le nécessaire: les sanitaires étaient neufs, la douche était neuve et protégée par une cabine aux portes coulissantes, le miroir dans lequel se reflétaient des robinets toujours propres et brillants était scintillant. Et enfin, une fenêtre qui s’ouvrait en vasistas et qui permettait la diffusion de la lumière et de l’air frais. Mulki était très fière de son mini appartement. Elle l’avait acheté avec ses économies de vingt années de labeur, mais elles ne lui avaient pas suffit et c’est pourquoi elle avait dû demander un emprunt immobilier avec la garantie de son dernier employeur. Certes Monsieur Antonio et Madame Francesca avaient été gentils, mais elle avait mérité cette affection et cette estime par ses années de dévouement à leur famille. Elle avait en fait élevé leurs enfants, Eleonora et Alessandro, et elle avait accompagné jusqu’à la tombe leurs parents, Giovanni et Giulia, le père et la mère d’Antonio, Carlo et Maria, les parents de Francesca. Quand Mulki était entrée dans cette maison, Eleonora et Alessandro avaient quatre et cinq ans; ils étaient maintenant deux adolescents qui allaient au lycée, mais quand ils rentraient de l’école, (elle ne travaillait chez eux à présent que six heures par jour) ils la saluaient joyeusement, en l’appelant, comme quand ils étaient petits, "Mukki..."et ils lui appuyaient deux baisers sur les joues en l’immobilisant devant les fourneaux. Son cœur se remplissait de joie, en pensant à eux. Que de promenades avaient-ils fait ensemble le long du fleuve ; que de soirées d’hiver avaient-ils regardés les 'd’ssins ‘nimés’ devant le téléviseur du salon ;…que de nuits avait-elle passé en veillant sur leur sommeil agité par la fièvre, et que d’histoires avait-elle dû inventer pour les faire manger. Puis leurs grands-parents sont tombés malades, presque au même moment, et son travail avait redoublé dans cette grande maison. Mulki ne s’était pas plainte, elle avait accepté son augmentation de salaire, en espérant pouvoir accélérer les délais pour l’achat d’un appartement où elle aurait, finalement, pu faire venir Fartum. Mais les demandes d’argent de la part de sa famille, à Mogadiscio, étaient de plus en plus pressantes: il y avait toujours un de ses frères qui devait se faire soigner, un cousin qui devait se marier, une tante qui s’était retrouvée seule et dont on devait subvenir à ses besoins. La guerre continuait, les gens mouraient; ceux qui le pouvaient, quittaient le pays; il était de moins en moins possible pour elle de ses soustraire à toutes les demandes au secours qui lui arrivaient de chez elle. Maintenant cependant, elle avait franchi le pas le plus important : l’appartement était à elle depuis plus d’un an, elle avait réussi à le meubler discrètement et Fartun allait arriver, elles vivraient finalement ensemble. Elle avait passé l’après-midi à ranger le studio: le sol était brillant, les vitres brillaient derrières les rideaux clairs et vaporeux; un paravent sur lequel était dessiné un enchevêtrement de branches et de feuilles séparaient les deux lits du reste de la pièce; la table était bien cirées, les six chaises étaient garnies de coussins colorés ; et sur le mur en face de l’entrée, une grande armoire de la même couleur que les autres meubles contiendrait leurs habits. Mulki regarda autour d’elle et elle voulut encore une fois imaginer comment serait leur vie dans cet appartement, et finalement ensemble. Elle inscrirait tout de suite Fartun dans une école pour apprendre l’italien ; puis elle lui achèterait quelques vêtements et dès que possible elle lui ferait passer son permis : conduire sa petite panda ne serait pas difficile, et une jeune fille de vingt-quatre ans en serait fière. Son bureau se tenait dans un coin de la pièce : elle le dépoussiéra une dernière fois, elle rangea ses livres sur l’étagère et contrôla qu’il reste un petit peu de place pour ceux que sa fille ajouterait. Et encore, comme ça lui était arrivé si souvent toutes ces années, elle se remit à penser à la petite fille qu’elle avait laissée en Somalie environ vingt ans auparavant. Mulki savait que si les souvenirs l’avaient saisie ils auraient pris possession d’elle, le temps l’aurait emportée à reculons et les heures auraient passé dans une triste poursuite de visages, de sons, d’odeurs et de mots. Renfermées dans de simples cadres, il y avait sur le mur, deux photographies de Fartun: sur la première, une petite fille d’environ trois ans saluait quelqu’un au loin de sa petite main; dans l’autre, la même petite fille, peut-être un peu plus grande était assise, immobile et austère, sur une chaise près d’une fenêtre. Elle aimait particulièrement celle où elle saluait quelqu’un de loin et elle se perdait toujours, elle brûlait de nostalgie et d’espoir. C’était elle qui avait pris cette photo et, dès qu’elle était arrivée en Italie, elle l’avait fait agrandir, mais l’originale, en format de carte postale, elle la gardait toujours, protégée dans une enveloppe, dans son sac à main. C’était à cette petite fille qu’elle parlait, dans ses moments de solitude et dans ceux d’espoir. Elle ne connaissait pas la femme que Fartun était devenue : ses messages étaient formulés avec des mots gentils, et des bénédictions : ses appels téléphoniques étaient denses d’affection, mais cette petite fille qui regardait au loin de ses grands yeux rêveurs enchantés, la ramenait en arrière dans le temps et résumait, seulement dans ce regard toute sa vie : ses études au lycée, l’amour d’Abdulcadir, l’université, lui l’école d’ingénieur, la chimie, à contrecœur, elle. En réalité Mulki n’aurait voulu étudier que les langues, mais son père avait tellement insisté, avec gentillesse et délicatesse, comme c’était son style, mais il avait insisté jusqu’à tant qu’elle s’inscrive à la faculté de chimie. “Tu auras un travail sûr, Mulki, je te le promets; notre Président tient tant à la formation et à votre instruction : vous êtes nos colonnes ! Vous, jeunes filles et jeunes gens du futur!” Son estomac se nouait, en repensant à ces mots : Pauvre papa! Comme il avait cru en ‘son Président ’! Il avait élevé ses enfants dans le respect de la loi, de la tradition, de l’amour pour la famille et pour la culture, et puis...Son président lui avait fait finir sa vie en prison: arrêté par une nuit pluvieuse, et jamais plus revenu. Sa mère et ses deux frères aînés, Mohamed et Siad, l’avaient cherché, ils avaient même demandé un entretien avec le Président, mais rien, personne ne voulait rien dire. A la fin ils s’étaient résigné, mais à partir de ce moment tout avait été différent pour leur famille: les conditions économiques avaient empiré, même sa mère employée à un ministère avait perdu son emploi, Mohamed et Siad étaient partis juste après leurs études en promettant d’envoyer de l’argent à la famille dés qu’ils auraient trouvé une bonne place aux Etats-Unis. Ils l’avaient fait pendant un certain temps, puis ils s’étaient mariés et leur aide avait été diminué de plus en plus. En repensant à ces années, Mulki sentit qu’un nœud lui serrait la gorge, c’étaient les années pendant lesquelles elle était tombée amoureuse d’Abdulcadir, et où elle avait construit avec lui les espoirs et les attentes pour l’avenir. Abdulcadir l’avait beaucoup aidé quand sa famille était tombée en disgrâce. Ils s’étaient mariés peu après leur diplôme. “Nous nous soutiendrons, - lui avait dit Abdulcadir - il vaut mieux que nous nous marions tout de suite, Mulki, ton père aussi était d’accord, tu le sais”. Abdulcadir avait trouvé un bon travail, c’est pourquoi, quand elle s’était aperçue qu’elle était enceinte, ils avaient fêté l’évènement, même si les temps ne promettaient rien de bon. Et quand leur petite fille était née, ils l’avaient appelée Fartun, pour indiquer qu’elle serait heureuse et chanceuse. Dans le rapide déclin de sa famille, Mulki se fiait et faisait référence de plus en plus à son mari, c’est pourquoi lorsqu’il lui dit que le ministère dont il dépendait l’enverrait se spécialiser pendant deux ans en Roumanie, elle avait été un peu contrariée. Mais il devait partir ; c’était le gouvernement qui l’envoyait à l’étranger et à son retour certainement leurs conditions économiques s’amélioreraient nettement. Il ne partit jamais : on l’arrêta deux heures avant le décollage de son vol et on ne sut plus rien de lui. Maintenant cependant elle ne devait plus penser ni à lui, ni au passé. “Le passé t’empêche de vivre, Mulki!” Lui disait Silvia, une dame chez qui elle travaillait un après-midi par semaine. Silvia était une enseignante en retraite, elle lui prêtait beaucoup de livres, elle lui en offrait certains; elle lui demandait toujours des nouvelles de la Somalie, de la situation économique, politique, elle l’écoutait avec intérêt mais elle l’encourageait à ‘regarder en avant’. “Tu es encore jeune, Mulki, tu es très belle...tu as une maîtrise! Et si vraiment notre gouvernement maintient ses promesses, tu auras bientôt la nationalité italienne et, peut-être que d’autres possibilités s’offriront à toi !” Mais le gouvernement était tombé et ce qu’il s’était passé après n’était guère encourageant. Mulki n’était pas mécontente de sa vie: les dix premières années avaient été difficiles, c’est vrai, mais même dans ces moments-là, elle n’avait pas manqué de personnes qui l’avaient aidée, qui l’avaient estimé; elle avait des amis italiens et d’autres nations, elle avait quelques amies somalienne à qui elle tenait beaucoup, mais elle n’était pas appréciée dans la communauté. “Elle fait une fixation sur la culture et les études” disaient certains, “...elle va au cinéma, elle aime la musique, elle est différente”. Un tel jugement ne lui importait guère, mais elle avait dû serrer les dents, dans de nombreuses occasions, pour ne pas répondre aux provocations et recueillir ses forces pour aller de l’avant. Et maintenant elle était arrivée où elle voulait; sa fille viendrait, elles commenceraient leur vie et finalement elle lui consacrerait tout son temps, en la comblant de l’affection et de la tendresse dont elle savait qu’elle l’avait privée, en la laissant en Somalie. “Je t’accueillerai comme une reine,- fut sa dernière pensée avant de s’endormir,-j’achèterai des fleurs, des gâteaux, je te soignerai, si tu es faible et fatiguée; je te ferai connaître toutes mes amies, je t’aiderai à étudier, je te ferai connaître cette ville...Je vais tellement t’aimer !”
La jeune femme qui vint à sa rencontre à l’aéroport lui suscita, en un seul instant, mille sentiments contrastants: elle était grande et fine, couverte d’un jalbab noir qui lui recouvrait presque tout le corps. Non seulement son corps était rigoureusement couvert, mais aussi une partie de son visage, seuls ses yeux pouvaient se voir, et rien d’autre. Mulki eut du mal à la reconnaître: sur les photographies que Fartum lui avait envoyées dernièrement, son visage au moins était découvert, mais maintenant...Il lui sembla impossible que la jeune fille, habillée de la sorte, ait pu facilement passer les contrôles des frontières. Et puis pourquoi ces habits qui la rendaient une masse informe...Pourquoi s’habiller ainsi? Elle freina ce tumulte de pensées qui, malgré elle, n’avait pas laissé la place à la première impulsion de courir à sa rencontre et de l’embrasser; elle ne voulut se soucier ni de ces vêtements, ni de ces yeux qui, elle s’en aperçut tout de suite, la regardaient sévèrement: elle fit quelques pas vers elle et lui tendit les bras : “Fartun, je suis là! Je suis là ma petite fille! Finalement ! Finalement !” Et ses larmes se fondirent avec ses mots. Fartun lui rendit son étreinte, elle la remercia, elle lui dit qu’elle était très heureuse d’être arrivée et que, oui bien sûr, elle resterait avec elle pour toujours. Mulki lui tendit tout de suite une veste chaude et une paire de gants de laine. “Il fait froid ici, -lui dit-elle – enfile-la et mets-toi les gants !” Fartun la regarda contrariée; “Je suis bien comme ça, merci, je n’ai pas froid.” Mulki aurait voulu insister, mais devant cette détermination à laquelle elle n’était pas habituée, elle céda. Fartun la suivit vers la voiture en marchant un peu gauchement et incertaine au milieu du désordre de l’aéroport. “Donne, donne-moi ta valise,-lui dit Mulki- porte seulement ton sac et suis-moi, nous devons arriver au parking. “ Fartun lui tendit sa valise et continua à la suivre sans parler. Assise en voiture près d’elle, Mulki lui demanda : “ Tout s’est bien passé ? Tu as voyagé assez confortablement ?” “Oui-répondit Fartun-, mais on m’a fait tellement de contrôles…On m’a emmenée dans une pièce, où une femme devait me fouiller et m’identifier ! C’est incroyable !” “C’est la loi, ma chérie” dit seulement Mulki et elle démarra le moteur. Elle s’aperçut que Fartun la regardait mi-curieuse mi-contrariée, elle regardait ses mains sur le volant, ses cheveux couverts d’un foulard bleu ciel qui reprenait la couleur de sa veste, elle regardait la circulation romaine du matin, un peu effrayée, peut-être très désorientée. Mulki lui disait les noms des rues les plus importantes et lui montrait les palais antiques et les églises. “ Tu es fatiguée maintenant,- dit-elle- tu auras le temps de te reposer. Quand tu récupèreras, je te montrerai cette ville; nous ferons de très belles promenades sur les collines, je te ferai voir le métropolitain et je t’apprendrai à l’utiliser.” Fartun écoutait en silence. A la maison, Mulki lui montra son lit, la kitchenette et le bureau avec la libraire attenante. Elle lui fit voir aussi le coin qu’elle avait réservé pour la prière: “ici, dans cette position, nous sommes tournées vers le sud-est, ici il y a nos deux petits tapis nous pourrons aussi prier ensemble, en particulier le matin et le soir, je ne suis jamais à la maison pendant la journée. Je suis au travail.” “Et donc, tu ne pries pas.”Cette réflexion de Fartun n’était pas une question, c’était une affirmation qui sonna comme un reproche aux oreilles de sa mère.” Pendant la journée je ne peux pratiquement jamais, dit-elle se justifiant presque-, je travaille jusqu’à deux heures chez les Fasoli, à trois heures je dois être chez une autre famille trois après-midi par semaine, et les deux autres je dois aller chez deux professeurs en retraite, Madame Giardini et Silvia Rinaldi. Silvia est une amie maintenant, chez elle oui je peux prier l’après-midi, mais chez les autres …” “Et alors comment fais-tu?” Demanda Fartum en commençant à se déshabiller, avant d’entrer dans la salle de bain; “je récupère le soir”, dit Mulki, puis elle baissa les yeux et se dirigea, en silence vers la kitchenette. En préparant le thé, elle pensa, avec chagrin, que quelques fois le soir, elle était si fatiguée qu’elle s’écroulait sur son lit presque sans se déshabiller et certainement, elle ne réussissait pas à prier. Sa fille avait raison, elle devait faire plus attention, mais maintenant leur vie allait être différente, plus régulière, et il y aurait du temps pour tout. “ Je devrai travailler beaucoup de toutes façons, pensa-t-elle en versant le thé dans les tasses…l’emprunt à rembourser…les factures….et l’argent à envoyer à la maison...” Le parfum d’épices remplit la pièce, Mulki sortit du frigo le gâteau qu’elle avait préparé. “Quand tu seras prête, viens boire le thé, Fartun! J’ai préparé aussi du halwa...!” Depuis la salle de bain, sa fille ne lui répondit pas, Mulki pensa que, à cause du bruit de l’eau elle n’avait pas entendu ; elle s’approcha de la porte. “Tout va bien?” demanda-t-elle, et la jeune fille répondit seulement “oui.” Quand elle sortit, elle s’adressa à elle d’une façon sévère: “Maman, - lui dit-elle – on ne peut pas parler, quand on est aux toilettes ! C’est une vilaine habitude”. Mulki baissa les yeux et dit seulement : “tu as raison Fartun... tu as raison,” et elle s’assit à côté d’elle en l’invitant à boire le thé.
Dans les jours qui suivirent, Mulki, qui avait pris une semaine de vacances, se consacra totalement à sa fille. Elle l’amena chez la docteur Marini, son médecin, et fit en sorte que la jeune fille soit examinée pour voir si elle avait quelque problème de santé à affronter tout de duite. Fartun allait bien, mais Mulki insista pour qu’elle prenne quelques médicaments reconstituants pour renforcer ses défenses. Elle l’emmena chez son dentiste, le docteur Carlo Cardelli, où elle avait travaillé auprès de sa famille pendant quelques années, afin qu’il contrôle l’état de ses dents et qu’il intervienne si nécessaire. “Le docteur Carlo ne me fait pas beaucoup payer,-lui dit-elle en conduisant dans la circulation de six heures du soir, -il est très gentil, et je peux payer avec des mensualités bien pratiques. J’ai toujours été très satisfaite de lui.” Fartun soupira en se serrant dans son jalbab. “Maman, mais tu fais vraiment une fixation de ça ! Et puis, pourquoi un dentiste ? Moi je préfèrerais une femme!” “Je regrette beaucoup,” répondit Mulki, “ je n’en connais pas. J’y ai fait attention moi aussi, mon médecin de famille est une femme, tu l’as vue, j’ai choisi une gynécologue chez qui, si tu le veux, je te ferai faire un contrôle bientôt; Letizia est une bonne gynécologue et c’est une très bonne amie. Mais je ne connais aucune femme dentiste!” Fartun ne répondit pas, mais pendant toute la durée de l’examen du docteur Cardelli, elle fut tendue, irritée et elle ne réussit pas à se détendre. “Je vous fait très mal?” demanda le médecin, Mulki traduisit et Fartun répondit que non. Ils se mirent d’accord sur le travail à faire. “Ce n’est pas énorme,” dit le dentiste, “ on s’en tirera en deux mois. Et la demoiselle aura une bouche toute neuve!” Il lui tendit une main que Fartun ne serra pas. Mulki fit semblant de ne pas voir et dit: “comment on fait pour vous régler docteur Carlo?” “Non, non!” dit-il en baissant les yeux, un peu gauche, “c’est ta fille, Mulki, nous l’avons tous attendue pendant tellement longtemps…permets-moi de lui offrir au moins ce petit travail…Ne parlons pas d’argent.” Mulki remercia et dit à Fartun que le médecin lui offrait cette opportunité; la jeune fille ébaucha un sourire. Le soir, pendant le dîner, Mulki proposa à sa fille d’aller, le lendemain, acheter un manteau. “L’anorak que je t’ai acheté avant que tu n’arrives, va bien pour les jours de pluie, je voudrais t’acheter aussi un manteau plus long, qui te couvre bien quand il fera plus froid. Je voudrais t’acheter une paire de chaussures qui te protègent les pieds du froid et de la pluie…” “Mais où dois-je donc aller maman? Je ne suis pas habituée à être dehors toute la journée. Une jeune femme ne peut pas le faire, tu le sais!” Mulki essaya de contenir le désarroi qui l’assaillait toutes les fois que sa fille s’exprimait de cette façon et elle lui dit qu’elle devrait aller chez Silvia, la professeur, pour apprendre l’italien, et qu’elle devrait aller chez le dentiste, car elle ne pourrait pas l’accompagner à chaque fois. “ Silvia s’est offerte de t’aider pour la langue-dit-elle- nous économiserons ainsi l’argent de l’inscription à un cours. Elle a aidé beaucoup d’étudiants étrangers, elle est très compétente tu sais, tu peux lui faire confiance.” “Et chez elle, je ne peux pas y aller quand tu y vas toi? Comme ça on y va en voiture !” Mulki ne voulut pas se fâcher à ces étranges objections; Fartun était encore désorientée, elle devait comprendre un petit peu à la fois comment elle devait se comporter dans cette grande ville, dans ce monde si différent du sien. “Silvia veut que tu y ailles trois fois par semaine-dit-elle-je pourrai t’accompagner l’après-midi où je vais travailler chez elle, les autres fois tu iras toute seule. Je t’apprendrai la route ; nous y irons deux ou trois fois en prenant le métro, et pas avec la voiture, comme ça tu apprendras.”
Les premiers jours après l’arrivée de Fartun passèrent en un éclair, puis la vie de Mulki reprit graduellement son rythme habituel: le travail chez les Fasoli jusqu’à deux heures et puis les après-midi auprès des autres familles. Elle retournait chez elle vers huit heures et elle retrouvait l’appartement chaud et en ordre, le dîner prêt, et Fartun qui l’attendait. La jeune fille, pour autant qu’il lui était possible, se donnait beaucoup à faire dans l’appartement : elle n’était pas très experte des différents détergents et des quelques appareils électroménagers que Mulki avait achetés, mais elle apprit assez vite l’usage de ces derniers et elle s’efforça de faire tout ce que sa mère lui enseignait. Elle faisait aussi beaucoup de progrès dans la langue italienne ; Silvia dit à Mulki que la jeune fille apprenait facilement et qu’elle pourrait s’inscrire l’année suivante à des cours du soir pour obtenir le baccalauréat dans des délais assez brefs. Mulki était contente : elle rentrait le soir et elle avait quelqu’un qui l’attendait, quelqu’un avec qui parler. Elle demandait beaucoup de nouvelles sur la vie à Mogadiscio de ces dernières années, elle demandait des nouvelles des parents, des amis. Beaucoup étaient morts, d’autres étaient partis. Fartun lui répondait en lui disant tout ce qu’elle savait, mais sa mère cueillait dans ses mots, dans ses attitudes, dans ses considérations, quelque chose qui l’inquiétait, qui lui créait de l’angoisse. Comme elle était sévère avec tous, sa fille! Elle exprimait des jugements négatifs sur les amis italiens de sa mère, elle soutenait que ses amies somaliennes aussi n’étaient pas des personnes à apprécier. “Ton amie Ruqia, - dit-elle un samedi après-midi, alors qu’elles rangeaient l’appartement ensemble,- n’est certainement pas une bonne musulmane.” “Pourquoi tu dis ça Fartun?” Lui demanda Mulki très peinée, “pourquoi tu la juges?” “Elle est mariée avec un italien; elle a donné un nom italien à un de ses enfants.” “Son fils s’appelle Francesco, comme son grand-père paternel, et sa fille s’appelle Aisha comme sa grand-mère maternelle: ils ont fait ce choix, mais quelle importance cela a-t-il pour nous?” Fartun posa le balai dans un coin et fit quelques pas vers sa mère. “Ca a de l’importance, maman; Ruqia n’aurait pas dû se marier avec cet homme...Une femme musulmane ne peut pas le faire, tu le sais bien!” Mulki soupira. Elle regrettait d’entendre parler ainsi de son amie, elle regrettait surtout que sa fille se prenne cette liberté. “Je comprends ce que tu dis Fartun;” essaya-t-elle de dire, “mais n’exprimons pas de jugements. Ce n’est pas à nous de juger, essayons de bien vivre notre vie en respectant la loi de Dieu et celle du pays dans lequel nous nous trouvons…Et c’est déjà beaucoup, crois-moi.” La réponse de Fartun lui ôta le courage de poursuivre: “Et toi non plus tu n’es pas une bonne musulmane, maman! Je regrette mais l’Italie t’a avilie toi aussi. On ne peut pas être musulmans dans ce pays! Non, on ne peut pas.” Mulki recommença à faire briller les poignées de l’armoire et chercha dans sa tête les mots pour lui répondre; elle s’efforça de ne pas se fâcher, mais quand elle parla, sa voix était chargée de dédain: “On peut être de bons musulmans dans n’importe quel endroit au monde,” dit-elle, en se trouvant, malgré elle, à regarder sa fille avec dureté, et la réponse de la jeune fille la laissa sans mots: “non, ce n’est pas ainsi, maman. En Angleterre on peut,...mais en Italie non.”Mulki crut ne pas avoir bien compris et demanda : “où?” “En Angleterre, où la communauté somalienne est nombreuse; il y a beaucoup d’opportunités d’écouter des lectures du Coran, on peut voir à la télévision des programmes diffusés par des émetteurs religieux. On peut rester à la maison, parce que le gouvernement donne des aides économiques, pas comme ici dans cette ville que tu traverses plusieurs fois par jour pour gagner quelques sous et tu n’as même plus le temps pour prier ! Là-bas c’est une autre vie, maman.”
Le souvenir de ces mots et d’autres de ce genre, accompagnait Mulki pendant ses journées de travail. Ils résonnaient dans sa tête pendant qu’elle conduisait, qu’elle nettoyait le sol des différentes maisons, qu’elle parcourrait les allées du supermarché. Ils se confondaient avec le bruit de la cireuse à parquet, de l’eau qui coulait, des messages publicitaires qu’elle entendait sans écouter. Elle savait bien ce qui s’était passé dans son pays, elle y pensait souvent avec amertume et indignation, mais constater chaque jour l’influence négative et funeste que certains courants religieux avaient eue sur les gens, en particulier sur les jeunes, la faisait vraiment frémir de mépris et la peinait profondément. Elle ne voulait pas se résigner à accepter que justement sa fille, la jeune femme pour laquelle elle avait imaginé un avenir serein, fût tombée dans cette spirale perverse qui ne lui permettait pas de considérer avec l’esprit ouvert les choses de la vie et qui lui interdisait d’établir des rapports authentiques avec les gens. “c’est peut-être de ma faute,” pensait-elle parfois, en rentrant chez elle le soir, “je n’aurais pas dû la laisser si longtemps en Somalie; j’aurais dû être plus déterminée, moins incertaine, j’aurais dû l’emmener ici plus tôt…bien plus tôt!” elle se reprochait son incapacité de bien évaluer la situation, elle se répétait qu’elle n’aurait pas dû faire confiance aux parents qui, lorsque la guerre avait éclaté, quand sa mère aussi était morte, l’avaient emmenée au dehors de Mogadiscio, en disant qu’il était trop dangereux de rester en ville ; ils l’avaient emmenée à la campagne et, à partir de ce moment, elle, pendant longtemps, n’avait pas eu de nouvelles de sa petite fille. “C’est moi qui aurais dû aller la chercher...Je n’aurais dû faire confiance à personne.” Quand elle était partie de Mogadiscio en 1986, Fartun avait quatre ans, elle vingt-huit; elle se sentait forte, pleine d’énergie. “Prends-soin de ma petite fille,” avait-elle dit à sa mère, “je travaillerai, je vous enverrai de l’argent et ensuite, dès que je le pourrai, je vous emmènerai avec moi en Italie.” Ma les premières années avaient été difficiles: elle perdait son travail assez souvent, il n’y avait pas de loi pour la protéger; puis la guerre avait éclaté en Somalie. Quand, dix ans plus tard environ, elle était entrée au service des Fasoli et que son travail lui donnait plus de garantie, son unique pensée constante avait été pour elle : avoir un appartement, un appartement pour y vivre avec Fartun. La satisfaction qu’elle éprouvait maintenant, chaque soir, en entrant dans son appartement, et en y retrouvant sa fille qui l’attendait, était toujours offusquée par le comportement de la jeune fille, qui correspondait de moins en moins à ce se serait attendue Mulki. Fartun se plaignait du fait que les jeunes filles somaliennes qui habitaient en Italie l’invitaient rarement à leurs mariages et que, lorsqu’elles le faisaient, sa mère déclinait l’invitation pour la plupart du temps. “Le mois dernier nous sommes allées à Naples au mariage de Shukri,” dit Mulki un après-midi Mulki, “Muna s’est mariée la semaine dernière et nous sommes allées à Viterbo. Tu as voulu acheter l’étoffe au magasin de Hawa pour te faire une robe, et tu sais bien combien elle nous l’a fait payer. Maintenant Ayan se marie et nous devrions aller à Milan pour elle ? Non, Fartun, nous ne pouvons pas nous le permettre!” Fartun ne se révolta pas mais elle dit seulement: “si nous ne pouvons pas nous le permettre, nous n’irons pas bien sûr, mais je voulais te dire, maman, que je n’aime pas vivre ici.” “Tu es ici depuis peu de mois,” tenta de dire Mulki, mais sa fille ne la laissa pas continuer, “je suis contente d’être avec toi, maman je sais que tu as fait beaucoup de sacrifices, tu as beaucoup travaillé, mais tout ton travail à quoi t’a-t-il amenée?” “A quoi m’a-t-il amenée?” Essaya de demander Mulki, mais la jeune fille ne l’écoutait presque plus; “oui, à quoi cela t’a-t-il amenée ? Tu es ici depuis plus de vingt ans et tu n’as même pas la nationalité italienne ; tu as fait la domestique pendant tout ce temps, et tu n’as jamais bougé de cette ville, tu aurais pu faire un peu de commerce, ouvrir un magasin peut-être…Mais rien. En somme tu n’as pas avancé.” Mulki chercha les mots pour lui répondre; elle lutta avec les larmes qui lui montaient aux yeux, elle lutta avec le cri de désespoir qui lui éclatait dans la gorge et à la fin elle dit seulement: “j’ai cru bien faire, Fartun, je regrette, je il n’y a que ça que j’ai réussi à faire... La nationalité italienne je l’aurai bientôt, j’ai déjà fait l’entretien...Nous devons avoir de la patience!” Fartun était en train de se préparer pour sortir. Elle portait une très belle robe de satin bleu qui lui laissait les bras et les épaules découverts ; elle s’était tressé les cheveux ; un parfum intense émanait d’elle. “ Ne te vexes pas maman, -lui dit-elle – mais crois-moi c’est mieux pour moi, si je vais en Angleterre.” Mulki vacilla sur l’instant, mais Fartun sembla ne pas s’en apercevoir, et elle poursuivit: “ mes amies sont là-bas, et même Asha est sur le point de partir, aujourd’hui en fait on va lui faire une fête. Amina et Faduma sont parties en janvier...Elles sont en train de m’aider et je partirai bientôt moi aussi.”Mulki eut seulement le temps d’entendre sa propre voix qui disait: “Qu’est-ce que tu veux faire Fartun?” Mais la jeune fille enfila son jalbab d’un geste rapide, elle couvrit ses cheveux et une partie de son visage du voile et elle s’approcha: “je suis désolée maman, -dit-elle- je voulais te le dire depuis quelques jours, mais maintenant tout est pratiquement prêt. Mes amies m’ont aidée et Ahmed aussi s’est beaucoup donné à faire pour moi ; c’est vraiment quelqu’un de bien le représentant de la communauté, il est vraiment très habile, il m’a beaucoup aidée. Mulki s’assit près du bureau; elle posa les mains sur le livre qu’elle était en train de lire depuis quelques semaines, et elle s’aperçut de se plier de plus en plus sous le poids des mots de Fartun qui lui tombaient dessus. Elle naufrageait dans son parfum, elle se perdait dans le son de sa voix, elle attendait d’être engloutie par le vide qui allait s’ouvrir, quand elle serait sortie par la porte. “Ne sois pas triste maman! –disait la jeune fille-, tu viendras bientôt toi aussi en Angleterre...je te ferai venir et tu arrêteras finalement de faire la servante de ces "gaalo"! Nous serons bien. Nous soignerons notre âme et nous pourrons finalement vivre comme de vraies musulmanes.” Fartun la salua; elle dit que le mari d’Asha viendrait la prendre, et qu’ensuite ils iraient prendre Rahma et Saida. “Nous ferons une grande fête, -ajouta-t-elle-tu peux venir toi aussi, si tu veux. Si tu n’es pas prête, nous passerons te prendre plus tard.” Mulki ne dit rien. Elle la vit disparaitre derrière la porte qui se ferma dans son dos, elle entendit le bruit de l’ascenseur et ensuite de loi, celui de la portière de l’automobile. Elle regarda autour d’elle perdue: le parfum et la voix de Fartun dansaient encore dans l’air, mais elle fut certaine que, dans quelques heures, la jeune fille qui entrerait par la porte de l’appartement, ne serait pour elle qu’une jeune femme qui avait choisi son chemin. Elle avait choisi sans elle. Elle regarda les meubles, les rideaux aux fenêtres, les photos des gens de sa famille sur le mur et celles de sa ville, d’il y a très longtemps encore belle, étendue entre la mer et les dunes.” Qu’est-ce qu’ils t’ont fait Fartun?! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ma Terre bien-aimée? Et elle n’entendit ni rhétorique ni conventionalité dans ses mots qu’elle s’aperçut de prononcer à voix basse, mais seulement de la douleur. Elle regarda la photo dans laquelle Fartun saluait quelqu’un au loin et pria, là assise où elle était, sans bouger, sans se préparer: elle demanda pardon à Dieu pour avoir été présomptueuse, elle demanda pardon à Fartun pour ne pas l’avoir comprise et elle pleura.