Un succès. Ce spectacle que nous croyons avoir organisé est en train de se surpasser de la manière la plus imprévue. Il est en crue comme l’eau du fleuve, pour souligner notre bonté de stars. Nous pourrions appeler ça des jeux d’eau.
Mais comment sommes-nous arrivés ici?
“Peter, tu as vu le journal télévisé?”, me demande Audrey.
Une star regarde la télé dans sa cage doré
e? Il y a des antennes sur l’Olympe? Oui, il se voit le journal télévisé, comme tout le monde.
“Oui.”
“Tu as entendu ce qui s’est passé à Prague?”
“Eh, c’est sûr, c’était le troisième titre. Les pauvres.”
Une terrible inondation avait enseveli Prague sous la boue. Des centaines de morts, des milliers de sans-abri, des tonnes de désespoir.
“Aidons-les. Faisons quelque chose pour eux ”, dit Audrey.
“Quoi par exemple?” elle a toujours de belles idées bénéfiques celle-là. Je fais semblant de lui prêter attention.
“Un grand spectacle en direct dans le monde entier. Depuis Prague.”
“Quoi par exemple?” je fais. Qu’est-ce que nous pouvons faire qui ne puisse pas se répéter trois fois avant la reprise définitive ? Qu’est-ce que nous avons à voir avec un endroit réduit de la sorte où nous ne pouvons pas retoucher notre fond de teint? Pour ma part je m’en tape, mais une femme comme elle, où est-ce qu’elle peut penser aller sans ressentir le besoin de son maquilleur?
“Une tragédie. De Shakespeare. De Sophocle. Hamlet, Oedipe roi. Il y a des femmes protagonistes, pas vrai?”
“Bof, je ne me rappelle pas. Mais tu me dis d’y aller nous là-bas? Mais quand, excuse-moi? Quand tout sera remis en place , n’est-ce pas?”
“Tout de suite. Pour leur remonter le moral. Ils voient et ils entendent mieux, tu verras.”
“Et les répétitions?”
“Nous nous amenons les feuilles sur scène et comme ça nous lisons. On n’ a pas assez de temps pour trop y penser. Une chose spontanée, vitale.”
“Mais , je ne sais pas, nous ne pouvons pas faire une collecte depuis ici?”
“Peter, mais tu ne veux vraiment pas comprendre. Nous avons déjà fait une collecte pour les enfants d’Afghanistan il y a deux ans. Nous ne pouvons pas faire toujours la même chose tous les deux ans. Faisons quelque chose de différent.”
Je ne sais pas comment je me suis laissé convaincre. Peut-être par le ballon jaune et noir qui flottait sur la boue au journal de 22 heures. Et où était l’enfant ? Cette question sans réponse m’a convaincu. Oui, il fallait aller là-bas et faire le spectacle. J’appelle mon agent pour lui demander quel âge a Œdipe dans Œdipe Roi. Il faut espérer que ce ne soit pas un vieux tout gaga. Hamlet je l’ai exclu à priori car il me rappelle la première fois qu’on m’a sifflé. C’était aussi la dernière et le succès est arrivé après. Mais je suis superstitieux, c’est ça la raison.
“Mais Oedipe épouse sa mère ”, me fait-il.
“Ah!”, fais-je bouche bée. Ca ne plaira pas à Audrey, pas vraiment pour l’histoire des noces mais plutôt pour l’âge de l’héroïne féminine. La mère d’un roi sur la quarantaine(comme moi justement) ne peut pas être une jeune fille. Les vieilles plaisaient à Oedipe. Mais si Audrey tient tellement à faire de la bienfaisance elle doit bien faire quelque sacrifice ridé, non?
“Ecoute, Stan, faisons-le et c’est tout. Organise l’évènement et avertis les journalistes. Si nous voulons une récolte abondante, nous devons faire pas mal de battage.”
“Quand voulez-vous partir pour Prague?”
“Dès que toute cette saleté sera nettoyée.” J’avertis Audrey:
“J’ai parlé avec notre agent. Tout va bien et nous partons dés que possible.” Je dois lui dire l’histoire de la mère: “Ah, tu savais pour la femme d’ Oedipe, d’ailleurs je crois que c’est toi qui la joueras, non?”
“Si tu voulais me dire que c’est sa mère, je le savais déjà. Je le ferai quand même, parce que c’est pour une bonne action.”
Le matin suivant Stan m’envoie le texte de Sophocle par courrier. Je le lis. Une merveille de perfection. Œdipe semble plus vieux que moi . Peu importe, c’est pour la bonne cause. La nouvelle s’est répandue. Tout le monde veut participer d’une façon ou d’une autre. J’appelle Audrey:
“Oui , mais cette tragédie a quatre acteurs à peine. Ce n’est pas qu on puisse trouver des premiers rôles pour ceux qui se sont réveillés au dernier moment. Pourquoi est-ce qu’ils ne l’ont pas eue eux, cette idée?”
On choisit les autres acteurs parmi nos amis communs et nous nous donnons rendez-vous chez moi le jour suivant.
Mais notre rendez-vous saute parce que nous sommes tous trop occupés. Trop occupés. Et pendant ce temps les rues de Prague se débourbent et notre départ se rapproche. Sans répétitions. Sans vêtements de scène.
“Bon, mais une chose de ce genre rend mieux si elle est improvisée. Le théâtre-vie, voilà ce que nous voulons promouvoir. Du bon théâtre”, dit Audrey.
Alors nous ne faisons rien et j’arrive au départ tout confus. Stan a tout organisé.
“La boue?”
“Toute nettoyée. Les places sont immaculées, les édifices reluisants. Allons-y.”
L’océan. L’Europe. Son Est. Je ne reconnais plus la lumière bleuâtre de Prague. L’air est plus sombre comme si quelque chose l’avait contaminé. Ce n’est peut-être qu’une impression personnelle, c’est peut-être le début de l’automne. La dernière fois que je suis venu ici, c’était en mai.
“Peter, nous sommes arrivés à l’hôtel”, me fait Audrey.
Le taxi est arrêté et je me suis perdu à regarder les signes de tout ce qui s’est passé. Il y en a et beaucoup. Des trous dans la route profonds comme des cratères, des maisons désossées comme les magasins, des yeux vides sans vitrines.
Et c’est le centre, la zone qu’on a tenté de remettre en place, en sachant qu’on allait arriver. Bon, ce n’est peut-être pas seulement pour notre arrivée, mais ça aussi a compté. Hôtel splendide, le hall rangé par des mains habiles comme sur un set. Ça aussi c’est pour nous. De puissants dieux tout juste descendus d’un ciel peu nuageux. C’est pour ça que nous sommes descendus, autrement nous serions restés sur l’Olympe.
J’ai la suite au dernier étage. De ma chambre on voit la cathédrale. Je crois que c’est elle, car je voyage toujours stupidement. Je vais dans mille endroits et je regarde seulement les chambres d’hôtel et les bars. Je ne peux pas aller me promener, autrement tout le monde me reconnaît. Le défaut de la vie de divinité est le culte qu’on doit subir.
Je veux seulement dormir.
“On se voit dans ma chambre pour les répétitions ce soir ? Tom et Matt viennent aussi.” Audrey n’est pas quelqu’un qui baisse les bras.
“Je suis fatigué, mais c’est toi qui as raison. Nous devons répéter au moins une fois, il n’y a pas de doutes là-dessus.” Espérons vraiment qu’il ne pleuvra plus, surtout après-demain.
“A huit heures. A tout à l’heure mon cher.”
Je mange un sandwich devant la télé par câble et j’ouvre une canette d’orangeade. Il y a Le mirage de la vie, un film avec Lana Turner qui est un film culte absolu pour moi. C’est l’histoire de cette actrice de théâtre, de sa gouvernante et de leurs filles, une qui se sent aimée et l’autre qui, comme elle a la peau claire, n’accepte pas d’être noire à moitié. Lana Turner renonce à tout pour la carrière, elle devient riche et célèbre, mais puis elle le regrette .Pourquoi le regretter? Du pain et de l’orangeade n’importe qui peut les avoir de toutes façons, même en étant riche et célèbre. Le reste en revanche non, par exemple les routes refaites à l’occasion de sa propre arrivée. Du pain et de l’orangeade dans un hôtel de mégaluxe. C’est ça qui ne nous fait rien regretter du tout. C’est l’heure d’aller chez Audrey. Elle est en survêtement et elle a préparé quatre draps. Elle croit qu’on semblera plus grecs comme ça. En fait on semblera seulement plus bêtes. Matt débouche une bouteille de champagne et nous nous l’enfilons en riant. Puis il en débouche une deuxième que nous nous enfilons en jouant. D’autres choses qui ne nous font vraiment rien regretter du tout.
“Mamma mia, cet Oedipe n’avait rien de mieux à faire que d’aller se les chercher”, dit Tom.
Effectivement il a raison. “Mais ce n’est pas non plus sa faute. Il a tué son père sans le savoir, il a épousé sa mère sans le savoir, il découvre la vérité sans le savoir.”
Mon père. Quelqu’un que j’aurais dû tuer moi-même, si il n’avait pas décidé de s’éliminer tout seul. Ma mère je n’ai eu le temps de l’épouser que dans mes propos d’enfant, parce qu’elle est morte quand j’avais six ans. La vérité? La vérité est un argument sans importance, si on veut.
“Tu veux encore une petite goutte de Crystal?”
Du champagne de stars. “Oui, merci.” Mon père en buvait aussi. Je n’ai pas un passé pauvre, seulement un père con Oedipe à la fin se crève les yeux avec la boucle de la ceinture de sa mère, la même que celle qu’elle a utilisé pour se pendre. Je fais semblant de me crever les yeux avec une pelle à glace et je bois par-dessus quelques autres petites bulles. Le drap tombe et je le traîne dans le salon en style empire.
“Très belle, cette histoire” fait Matt. "Et toi tu as été magnifique.”
“Merveilleux”, s’émeut Tom.
“ça en valait la peine , pas vrai?” sourit Audrey “Tu es grandiose.”
Compliments entre acteurs. Toujours sincères, toujours convaincus. Nous sommes tous forts, non? Tous uniques. Je suis content de mon Oedipe. Bien sûr, nous devrons lire nos répliques, mais ça ne fait rien. Mais en fait, ces gens comprendront-ils l’anglais ?
“Bonne nuit les jeunes. A demain.”
Demain je veux faire un tour incognito. J’adore me promener incognito, pare que je suis tellement célèbre que quand quelqu’un me reconnaît, il lui semble avoir eu une vision. Quand je dispense le signe d’assentiment sur mon identité je me sens fantastique, même si cette chose ne vaut rien. Je vais voir cette église qui se voit depuis la fenêtre de ma chambre. Et après-demain on monte sur scène pour de bon. Tout le monde est invité. Un spectacle gratuit pour les pauvres diable, parce que ça marche avec les droits télévisés et les donations par carte de crédit. Cette idiotie avec nous qui lisons une tragédie grecque traduite en anglais sera diffusé en mondovision. Et il sera écrit en grosses lettres que nous ne gagnons rien. Des grosses lettres, parce que Stan ne perdra pas l’occasion de le souligner. De grosses lettres soulignées. Les malheureux se sentiront heureux du soin de ces dieux, et les dieux ce sont nous, et tout finit dans la gloire. Pourquoi sommes-nous si magnanimes?
J’ai été bête de venir faire ça ici. Je devais rester à Hollywood à faire un virement sur le compte de ces inondés. Je suis au somment de ma carrière. Quelle raison avais-je de me faire remarquer ? Je viens de gagner un Oscar, qu’est-ce que je veux de plus ?Le Nobel de la paix ? Je déteste jouer en direct, même si j’ai fait du théâtre pendant des années. Il faut bien faire ses débuts . Quand on se trompe c’est irrémédiable, mais dans ces conditions tout le monde me le pardonnera , je le sais déjà. On m’aimera parce que j’ai risqué.
Bonne nuit.
Le matin suivant je vais à l’église en me promenant. Je me fais reconnaître par tout le monde parce que ça me va. On m’interroge sur Audrey. Non, elle en revanche n’aime pas se faire voir comme moi. Elle est plus discrète, elle a peut-être peur d’être moins belle dans la réalité. Tom et Matt rendent des visites privés aux richards et aux célébrités locales. Chacun a ses petits vices, sous ce ciel de fausses étoiles.
Je reviens dans ma chambre un peu contrarié. Je pensais que beaucoup plus de gens m’auraient arrêté, auraient osé effleurer mon bras. Peut-être qu’ici le cinéma américain ne marche pas bien. Mais non, c’est impossible. Ça se voit qu’ils osent moins, ça se voit qu’ils n’en croyaient pas leurs yeux quand ils m’ont aperçu dans la rue.
Tout le monde se tape de cet endroit oublié de Dieu, et dont nous sommes les seuls à se rappeler de ses habitants, jusqu’à demain. Puis les yeux du monde se poseront sur ce lieu un peu déprimé et affligé par de monstrueuses intempéries.
Dernières répétitions non officielles, cette fois chez moi.
“Peu de choses, comme hier, pas vrai?”, je demande à Audrey, la première qui arrive. “Encore moins parce que Tom et Matt ne sont pas là.”
“Mais comment ils ne sont pas là?”
“D’autres engagements. Ils n’ont pas pris ça au sérieux.”
“Bon Dieu, moi j’ai gagné un oscar et je suis là et eux par contre ils se permettent même de déserter les répétitions? Tu penses qu’ils se daigneront au moins de participer au spectacle?”
“Ils ont dit que demain ils arriveront sur scène avant nous. Au fond on joue avec le texte à la main.”
“Vraiment ils viennent demain? Quel grand honneur!”, je suis fâché, surtout parce qu’ils ont su se préparer une soirée meilleure que la mienne. Audrey et moi jouons notre rôle et le leur, jusque très tard, autrement nous avons l’impression de jouer pour le mur, si il n’y a pas l’autre partie du dialogue. Au diable, nous sommes trop sérieux et il ne me vient même pas à l’esprit de déboucher le champagne.
Le seul moment de panique est quand nous appelons Harvey et qu’il n’est pas à la maison. Son portable est éteint. “Mais où est est-il allé celui-là à dix heures du soir à quatorze ans ?”
Sa grand-mère n’est pas là non plus “Mais où est-elle allée celle-là à dix heures du soir à soixante-quinze ans ?”
Après cinq minutes d’angoisse nous nous rappelons du décalage horaire. Celui-là est à l’école, le matin. Et sa grand-mère sait se débrouiller, ça c’est sur.
Harvey est notre fils de quand nous étions mariés, Audrey et moi. Je voulais l’emmener aussi, mais ensuite Audrey a dit qu’il perdrait trop de jours d’école et que nous ne devons pas le faire se sentir anormal en l’emmenant de part et d’autre comme un pantin. Selon moi, il se serait amusé Et elle, en revanche d’un coté où elle ne garde ni ses vernis ni ses bijoux, se sent toujours la fille de province qu’elle était et elle ne veut pas que notre fils se monte la tête. Moi il me semblait que c’était seulement une bonne idée de l’emmener en Europe. Mais avec elle il n’y a pas moyen de discuter. Voilà pourquoi ça ne me va pas d’ouvrir le champagne.
Une des femmes les plus désirées du monde et moi je n’ai qu’une hâte qu’elle s’en retourne dans sa chambre.
Je fais des conjonctures sur Oedipe et Harvey. Ce ne serait pas que la beauté et le succès de sa mère puissent corrompre leur rapport? Il veut peut-être me tuer et prendre ma place dans sa vie à elle. Mais quelle place? Il n’y a de place pour personne dans la vie d’ Audrey et je crois que désormais lui aussi a dû le comprendre. Nous sommes deux vagabonds sans Jocaste, sans mère, ni sœur, ni maîtresse. Il vit avec moi et il passe ces quelques jours chez la mère d’ Audrey. Une très mauvaise mère, une grand-mère passable.
Voilà, maintenant il est en train de sortir de l’école. “Salut, Gu.”
“Papa, comment ça va?J’ai vu que vous avez essayé de m’appeler, avant. Comment elle va maman?”
“Oui, on s’est trompé avec l’heure. Maman est splendide, comme toujours.”
“Et là-bas comment ça se passe pour ces pauvres gens inondés?”
Gu n’est pas comme nous. Lui, il est vraiment désolé pour ceux à qui il arrive un malheur. Ça doit être à cause de son âge.
“Tout est rentré dans la norme. Tout va bien ici.” Je mens. En réalité je ne me suis pas informé sur la situation, mais seulement sur ce qui m’intéresse en tant qu’Oedipe tant que je suis Oedipe.
J’aurais peut-être dû le faire, mais de toutes façons je m’en vais dans deux jours.
“Tu reviens quand?”
C’est sa question préférée. Préférée je ne sais pas, mais c’est celle qu’il a fait le plus souvent dans sa vie, le pauvre.
“Mardi. Qu’est-ce que je te ramène?”
A une époque je lui ramenais toujours un jouet, mais maintenant il est grand et je ne sais jamais quoi prendre. “Rien, je n’ai besoin de rien.”
Je ne me mérite pas cet enfant. Et Audrey ne se le mérite pas non plus. Elle le couvre de vêtement griffés qu’il porte seulement quand il va chez 'elle' et elle l’emmène dans des endroits absurdes pour un jeune de quatorze ans. Une femme parfaite, mais seulement en deux dimensions “Passe le bonjour à maman. Je ne l’appelle pas pour ne pas la déranger.”
Il sait à qui il a à faire. “A bientôt, mon trésor.”
J’allume la télé pour voir si on parle du spectacle. Je ne comprends pas un mot, mais je reconnais ma tête même dans les autres langues. Ah, nous y voilà. Je comprends à l’excitation du speaker que ce spectacle est un événement pour tout le pays. Donc nous ne sommes pas venus pour rien. Je le savais, que ça se serait passé comme ça. Peut-être qu’après-demain encore plus de gens me reconnaîtront. Dommage que je parte après-demain. Je reviendrai avec Harvey l’été prochain.
J’éteins et je vais dormir. C’est demain le grand jour. Un grand jour comme beaucoup des grands jours de ma vie et pourtant peut-être un peu moins grand que d’autres. Cependant je fais de la bienfaisance et ce sont toujours cent mille point en plus dans le grand score étoilé de la bonté poilue.
Bonne nuit, Gu.
Je me réveille et on dirait qu’il fait encore nuit. C’est en revanche un matin de plomb. Un vers que j’ai répété hier soir me vient à l’esprit. “Ah, sombre nuée de ténèbres qui t’abats indicible sur moi, indomptable et porteuse de malheur.” Etrange, je connais par cœur une notation climatique de Oedipe Roi. Elle n’a pas grand-chose à voir avec le climat mais elle convient très bien à ce ciel.
“Il va falloir tout reporter?”, je demande à Audrey. La bonté c‘est bien beau mais là elle s’annonce bien boueuse.
“J’étais en train d’y penser moi aussi”, me fait-elle. Mais la machine du spectacle est déjà en marche et les journalistes sont déjà arrivés. Nous ne pouvons pas nous montrer lâches, justement nous et justement maintenant. On continue, à n’importe quel prix. Il pleut un peu, mais pas trop. A midi heureusement un rayon de soleil, qui s’élargit l’heure suivante. A deux heures nous descendons déjeuner avec les journalistes et les autorités. On doit y passer , comme la conférence de presse à suivre. Audrey et Matt expliquent à l’assistance que nous sommes des acteurs et que nous jouerons. Il était vraiment nécessaire d’éclairer notre position. Je retourne dans ma chambre, je prends une douche, le soir tombe. Je ne pense même pas que nous devrions faire d’autres répétitions, parce que nous sommes trop experts et rodés. Harvey m’appelle pour me souhaiter bonne chance. “Tu connais les fuseaux horaires mieux que moi, ça c’est sûr. Je t’embrasse, mon trésor.” On dirait que je lui dis adieu pour toujours. “Regarde papa qu’on se voit dans deux jours. Tchao bello.” L’Oedipe Roi m’a contaminé et je fais une tragédie.
Il y a du vent sur la terrasse, autant de par les pales de l’hélicoptère que par ce front de nuages qui semble avoir tout balayé au loin. Nous rejoignons la place, qui est déjà pleine de monde en quelques minutes. Nous descendons d’en haut, comme les dieux dans les tragédies grecques. Il fait nuit.
Tom et Matt s’amusent, Audrey est attentive à contrôler toutes les expressions et elle se tient les cheveux en arrière, moi je regarde. Il y a une foule de gens infinie. C’est incroyable que ceux comme nous gouvernent les marées humaines. Nous sommes plus puissants que des tyrans grecs. Backstage. Le maquillage nous attend. Peu de choses, comme le sont les costumes, de simples tuniques blanches avec des manteaux couleur corde. Le mien est rouge. “Pourquoi ne sortirions-nous pas habillés comme nous le sommes maintenant, puis nous nous mettons notre manteau, et seulement à la fin la tunique ”, propose Tom.
“Bonne idée”, dis-je tout de suite. Ça me plait. ça donne l’idée du spectacle in fieri. Et puis les meilleures idées viennent toujours au dernier moment.
Lavés, repassés et maquillés. Nous y sommes. Quelqu’un distribue les feuilles sur lesquelles nos parties sont écrites bien grosses. Je l’ai déjà presque apprise, je ne devrai pas beaucoup la regarder.
La scène est un décor de fond blanc avec quelques colonnes, une grosse porte rouge au centre, deux portes bleues latérales plus petites et deux chaises de bois Louis XIV qui font office de trône pour Jocaste et moi. Dans de nombreux points de la place et de la ville on a mis des écrans géants afin que tout le monde puisse nous voir. Tant mieux, comme ça je m’imagine que c’est le cinéma et peut-être que mon trac de la scène me passera un peu. Hamlet, Baltimore, il y a seize ans.
Nous l’avons tous, maintenant que nous sommes là derrière, en attendant de sortir.
“Je n’arriverai pas à sortir” – dit Audrey – “Moi je m’en vais.”
Mais elle, nous le savons tous, c’est celle qui a le moins la trouille.
Tom est déjà devenu vert, parce que c’est bientôt son tour.
Ok, je dois sortir. J’y vais, j’y vais, j’y vais, j’y vais. Maintenant j’y vais, j’y vais, j’y vais, j’y vais.
“Oh fils de Cadmos l’ancien, que faites-vous là assis ornés de rameaux comme les suppliants? La ville explose de fumée d’encens, de chants et de pleurs.”
Comme c’est vrai ce que je dis. Comme ça correspond à ce que je vois, à ces gens qui pleurent et qui viennent m’écouter ici, moi qui en fin de comptes ne suis qu’en train de chanter une poésie.
“Je ne serais pas un homme, si maintenant je n’éprouvais pas de pitié pour vous.”
Et je l’éprouve, toute entière, cette peine pour ces miséreux. Je suis un roi, non ? Je vis dans un endroit lointain et heureux, loin d’eux, loin de leurs maisons défaites et boueuses. Je joue mon rôle et eux m’aiment. Je suis seulement plus chanceux qu’Oedipe car moi je sais qui je suis. Pauvre Œdipe, quelle terrible découverte à faire sous ce ciel sombre qui se remplit d’éclairs. Il commence de nouveau à pleuvoir.
Voila Tom qui joue le prêtre, puis Matt qui joue Tirésias, le devin aveugle. Puis Tom revient dans le rôle de Créon, mon oncle et beau-frère.
Nous parlons à l’abri de notre avant-scène avec le manteau que nous avons enfilé il y a peu. Et heureusement, car maintenant il fait froid. Le public sans un abri est trempé , mais il reste collé sur les chaises. Le messager et l’autre messager, qui sont toujours Matt et Tom, me révèlent ma naissance, alors que Jocaste, qui sait tout désormais, ne voudrait pas, l’amour d’une mère, que je comprenne ce que j’ai fait. “Malheureux, que tu ne saches jamais qui tu es!”
Je suis un veinard, voila ce que je suis, parce que l’eau du fleuve est en train d’envahir la place et ils sont plongés jusqu’aux genoux en mondovision, parce que nous avons décidé, dans un geste de bonté, de ne pas interrompre la représentation..
La pluie grossit comme le fleuve et envahit les files de chaises et de nouveau les maisons. Le public reste là même si il sait qu’en ce moment il est peut-être en train de tout perdre. Sa maison, qui n’est pas mon palais royal, sa Jocaste, qui est seulement leur vieille mère. Qu’est-ce qui les retient sur leur chaise ? Ils ne voient pas la réalité, tellement ils sont distraits par la fiction. Ils ont besoin de notre permission divine pour s’enfuir en hurlant, pour courir chez eux.
Je regarde tout de loin, même si c’est devant mes yeux. Moi aussi je suis distrait par le faux. Et mes collègues Dieux pareil.. Moi aussi je ne sais pas qui je suis, comme Œdipe. Un pas derrière l’autre je descends sur le parterre: “Jetez-moi hors de cette terre au plus vite, où je ne puisse parler à aucun mortel.”
Je m’éloigne de la scène et je n’entends plus les répliques des autres, jusqu’à ce qu’ils me suivent. Le délire sur la place, le délire en moi. Prague est ma Thèbes, cette descente dans la boue ma punition pou m’être enfermé dans une cage de luxe. Je m’agenouille et la boue m’arrive à la gorge. J’espère qu’ Harvey est en train de me regarder.
La pluie augmente, le niveau de la boue monte. Je suis allé au fond de la foule et je suis revenu. J’ai fini et je suis épuisé par cette pluie et par cet Œdipe.
“D’où aucun mortel ne s’estime heureux, avant qu’il n’ait passé le terme de sa vie sans rien avoir souffert de douloureux.”
Un grondement et un tonnerre. Les applaudissements et l’enthousiasme de la foule, malgré tout. Ils se lèvent de cette fange qui les submerge jusqu’aux genoux et les pompiers – trop peu – ont déjà pris position tout autour pour aider l’écoulement de la foule. Si ils y croient, tant mieux pour eux.
Pour nous il y a un hélicoptère militaire qui nous attend, avec tout autour un cordon de policiers– trop.
Nous n’ avons pas le temps de nous changer. Nous montons en un bond. Nous sommes des personnes entraînées par des sessions de musculation et de massages, nous. Un saut pour retourner d’où nous sommes arrivés, dans un ciel de nuages bleuâtres.
“Mais ça ne peut pas être dangereux de voler par ce sale temps?”, demande Matt.
“Moins que de courir là dessous”, Tom montre en bas.
“Je suis épuisée”, dit Audrey.
“Claqué”, je fais en baissant les yeux. Voilà comment nous sommes arrivés ici, avec nos bonnes intentions. Et voilà comment nous nous en allons, au vol. Une nouvelle terrible vague de boue. Des gens qui s’enfuient de partout sans colonne sonore, avec peu de cris et peu de bruits. “D’où aucun mortel ne s’estime heureux, avant qu’il n’ait passé le terme de sa vie sans rien avoir souffert de douloureux.” Je ne m’ estime pas non plus heureux, moi qui m’en vais dans la gloire. On nous dit que nous volons vers un hôtel au-dehors de la ville. Quelques secousses, une paire de frissons, de froid plus qu’autre chose à cause de nos vêtements mouillés.
“Et nos affaires?”, demande Tom.
Très juste, comment je vais faire pour me changer?
“Ne vous inquiétez pas. Nous nous sommes permis de transférer vos bagages dans vos nouvelles suites.”
Très bien. Je désire rester en haut. Je ne eux pas retourner au rez-de-chaussée de cette terre. Dans la chambre, l’eau chaude ne manque pas. Je ne veux pas allumer la télévision ni comprendre ce qui ce passe dans des langues obscures. L’ignorance est une excuse mesquine, mais je suis un étranger et une star et ceci dit je me plonge dans la baignoire.
Matt m’appelle : “Tu as vu à la télé toi qui dragues la boue à genoux comme un gourou? Tu es entré dans le mythe, tu te rends compte? Et puis un malheur en directe mondiale émeut tout le monde.”
“Tu penses?”
“Tu verras que les aides humanitaires arriveront bientôt. Nous avons eu notre fonction.”
Notre fonction. Alors j’allume la télé, mais Tom m’appelle: “Tu as vu?”
“Non, Matt m’a raconté.”
“Incroyable, notre entreprise. Je voulais le dire à Audrey, mais elle a débranché son téléphone parce qu’elle était fatiguée. Ca a été du bon boulot.”
“Tu penses?”
Du bon boulot. Dans le triomphe nous avons disparu dans un nuage noir. Notre descente parmi les mortels s’est conclue. Du bon boulot. Très esthétique. La dernière nuit se passe et il pleut à verse chaque minute.
Et maintenant le même hélicoptère qu’hier nous amène à l’aéroport et au-dessus des nuages noirs, au-delà desquels je verrai mon fils.
Nous revenons dans nos maisons sèches, dans lesquelles le seul problème est de s’endormir.
Traduit par M.Spazzi.