Deux demies-sphères de plastique, une jaune clair et l’autre transparente forment une boule à peine plus grosse qu’une bille, on y voit dedans trois petites perles, une bleu ciel, une rose, et l’autre blanche. La balle avait aussi un manche de plastique flexible. C’était le hochet de la poupée de ma sœur. Quand j’étais petite toutes les petites filles avaient un poupon, notre bébé chéri. Pour en avoir un il fallait être une petite fille délicate, une petite fille avec l’envie de jouer à la maman. Ma mère disait que j’étais fruste, que je ne méritais pas mon bébé chéri, car elle me surprit alors que j’étais en train d’essayer d’ouvrir le hochet du bébé chéri de ma sœur ou lorsque je tentai de casser contre le carrelage les billes de mon frère pour libérer ces formes colorées qu’on voyait au:dedans, et que j’étais curieuse de toucher ; et car mon ours en peluche , qui devait rester sur mon oreiller finissait toujours par terre sous mon lit. Mais ma sœur, de quatre ans mon aînée avait toujours eu son bébé chéri, tendre et parfumé toujours sur son lit, ou bien dans ses bras, vêtu d’une grenouillère fantaisie, avec des clowns qui sautillaient et plein de petites fleurs colorées.
Un jour était établi chaque année à l’école lors duquel les petites filles qui recevaient la préparation pour la première communion devaient emmener leur bébé chéri se faire baptiser ; lorsque cela arriva à ma sœur, elle était si émue qu’elle resta éveillée jusque tard la veille du baptême pour préparer des billets souvenirs à donner à la maîtresse et à ses camarades de classe, elle écrivait sur les billets la date du baptême, le prénom qu’elle donnait au poupon, et aussi celui de sa marraine, une de ses meilleures amies nommée Katiusca. Pour cette occasion ma mère mit au bébé chéri des petits vêtements qui nous avaient appartenu quand nous étions nouveaux-nés. Après avoir été baptisé à l’école, par un vrai prêtre, le poupon fut traité plus que jamais comme un vrai bébé. Si auparavant ma sœur ne me permettait pas de le prendre dans mes bras, maintenant elle ne me le laissait même plus toucher. J’avais hâte de jouer “à l’hôpital”. C’était un jeu que nous faisions quelques fois quand nos parents faisaient la sieste. Nous nous enfermions dans notre chambre et nous imaginions que nous étions dans une chambre d’hôpital, moi je faisais l’infirmière et elle la maman ; le bébé chéri était le nouveau-né. J’en profitais pour le tenir dans mes bras en cherchant toutes les astuces possibles: “non madame vous êtes encore très faible, le médecin a dit que vous deviez vous reposer, c’est moi qui vais donner le biberon au bébé ”.
Un matin de Noël, je me réveillai et trouvai finalement dans mon lit, enveloppé ,dans une petite couverture jaune, un bébé chéri pour moi. Il avait la tête pleine de cheveux blancs et une expression vraiment désagréable. Sa bouche était ouverte et son regard désespéré, son visage était plein de rides, celles qui se forment quand on hurle désespérément. J’avais un bébé chéri geignard que j’essayais d’aimer, au moins autant que celui de ma sœur qui en revanche avait le visage serein d’un bébé qui allait s’endormir et sur la tête des petits dessins qui imitent à la perfection le duvet suave des nouveaux-nés Mais je ne réussis pas à aimer mon bébé au visage malheureux malgré tous mes efforts et pour le jour de son baptême je n’eus pas envie de préparer des billets souvenirs et je ne lui cherchai même pas de marraine. Je me rappelle que ce matin-là je lui avais mis un bonnet sur la tete pour cacher ses cheveux , et que mon frère éclata de rire en disant: “ton poupon ressemble à une petite vieille à qui on doit donner la becquée ”. Mon père qui devait nous accompagner à l’école se mit à rire lui- aussi . “Qu’il est laid”, dit ma sœur, qui allait au collège à cette époque, “si j’étais toi j’amènerais une Barbie se faire baptiser, pas ce monstre des neiges ”. Je devais ajouter à tout cela qu’elle ne m’avait jamais fait le moindre compliment à mon bébé chéri, et elle ne m’avait jamais demandé de le prendre dans ses bras, et je préférais encore le sien au mien et quand je la priais de me le prêter elle refusait, même si elle ne jouait plus avec ses poupées.
Ma sœur mourut à vingt-deux ans d’une longue maladie qui avait commencé lorsqu’elle n’en avait que dix-neuf, le jour où nous l’enterrâmes, ma mère était si affligée qu’elle pensa à déposer son bébé chéri auprès d’elle, pour toute la tendresse que ma sœur lui avait donné quand elle était petite. Mais à la fin ma mère y renonça car quelques mois auparavant une jambe du bébé chéri s’était détachée et mon père ne la lui avait pas encore recousue.
Je regardais le lit de ma sœur, avec ses draps intacts, que ma mère continuait à changer à la même fréquence que les miens, ce lit toujours à coté du mien avec dessous le poupon si mal réduit et si seul, sans la petite fille qui pendant si longtemps avait joué à être sa maman. Sa voix me manquait, malgré toutes les disputes qui nous avaient opposées quand nous étions petites, nous nous étions toujours raconté tout et nous avions beaucoup de secrets dont nous parlions tous les soirs quand les lumières étaient éteintes dans la maison et que les autres dormaient. Parfois je me réveillais pendant la nuit et je m’apercevais qu’il manquait le bruit de son souffle dans notre chambre. Alors je pleurais parce qu’à une telle heure la conscience de la mort est plus forte. Environ deux ans après la tête du poupon tomba, c’était arrivé une fois où ma mère faisait nos lits, une hémorragie de morceaux de coton lui sortait du cou, maman mit le bébé chéri dans une taie de coton qu’elle ferma avec un ruban rose, en plaçant le fagot dans la partie haute de l’armoire de notre chambre... “je sais”, me dit-elle, “qu’il existe un magasin qui s’appelle ‘la clinique des poupées, je vais aller chercher l’adresse après pour lui faire remettre la tete et aussi arranger cette jambe une fois pour toutes.
Je n’habite plus chez mes parents, tant d’années ont passé que je pourrais maintenant être la mère de ma sœur et ma mère sa grand-mère. La dernière fois que j’ai appelé ma mère pour Noël nous avons évoqué ma sœur et son bébé chéri, et elle très tranquillement, m’ a dit qu’elle devait encore trouver l’adresse de cette clinique des poupées. Je peux imaginer le fagot dans la taie liée avec le ruban rose avec dedans le bébé d’amour de ma sœur, et ma mère qui change encore les draps de nos lits. En ce qui concerne mon bébé chéri, je ne me rappelle plus quand j’ai arrêté de le voir, il a peut-être été perdu , ou bien je l’avais tellement négligé que ma mère à la fin l’ a donné aux sœurs de la charité et il doit être ainsi fini dans les bras d’une petite fille nécessiteuse. Je me rappelle le matin de son baptême, juste avant d’aller à l’école j’étais revenue et je l’avais jeté sur mon lit, puis je pris ma barbie et je l’emmenai se faire baptiser à l’école. Je me rappelle comment elle était habillée : minijupe fuchsia , un débardeur sans manche à ligne verte, jaunes et roses, et des talons et une visière blancs. J’avais suivi le conseil de ma sœur et je ne le regrettai pas.
Traduit par M.Spazzi