Ne racontez pas tous ensemble et un à la fois
qu’il n’y a pas d’hommes irremplaçables
car ma mère
délicate et intransigeante
toute dans le temps présent inaccompli
se penche du ciel
pour me coudre un bouton détaché
Jan Twardowski
Au milieu de son cours, son portable commença à vibrer dans la poche de ses jeans. Francesco s’imposa de porter son explication à terme, il ne voulait pas que ses élèves perdent le fil. Le téléphone continuait à vibrer. Certains, les plus attentifs, remarquèrent une légère contraction sur le visage du professeur. Francesco s’excusa, contrôla son portable. C’était sa sœur. Il la rappela. Comme il le craignait: sa mère était à l’ hôpital, son état de santé s’était aggravé. Il sortit de la salle et alla directement chez le directeur du département, il entendait partir tout de suite. Il expliqua rapidement la situation- le directeur était au courant de la maladie de sa mère- il ne rencontra aucune difficulté, on veillerait à le remplacer pour tout le temps nécessaire. Un collègue se proposa de l’accompagner à l’aéroport. Il voulut à tout prix lui acheter son billet d’avion, et avant de se congédier il insista afin qu’il accepte de l’argent. Francesco, ému, l’embrassa. Il n’avait pas le temps de discuter. Douze heures le séparaient de l’Italie, et deux autres de sa ville natale. Allait-il réussir, arriverait-il à temps ? Pendant le voyage il pensa à sa mère qui combattait contre la maladie depuis un an. Elle ne s’était jamais laissée aller, elle n’avait pas voulu que Francesco revienne en Italie pour être près d’elle, on l’appellerait seulement quand la situation serait devenue critique. Il pensa à son père qui avait rempli sa part cette année auprès de sa mère. Il éprouva une profonde gratitude pour ses parents : ils avaient toujours respecté ses choix, même quand ils ne les avaient pas compris. Avec le temps, ils avaient aussi accepté sa vocation et son départ. Et maintenant ils l’estimaient. Il parlaient de lui les yeux radieux à ses amis qui venaient les voir ; ce fils en mission si loin était devenu leur orgueil. Francesco alternait ses pensées avec une prière : Seigneur, je suis allé au bout du monde pour toi, je te demande de pouvoir dire au revoir à ma mère avant qu’elle ne s’en aille. Je ne te demande pas de la faire guérir, je sais que ce n’est pas possible, je veux seulement lui dire au revoir. Il essaya de dormir sans y parvenir. Il essaya de lire, mais son esprit était d’ailleurs; avant d’arriver au point il avait déjà oublié ce qu’il venait de lire. L’avion atterrit sans retard à l’aéroport de Rome. Francesco courut au terminal des vols nationaux pour chercher le premier vol disponible pour chez lui. La jeune fille de l’agence, en le regardant inquiète, lui demanda comment il avait l’intention de payer le billet. Francesco était parti sans rien prendre avec lui, pas même de valise, habillé à sa façon : une paire de jeans, un maillot de coton, des sandales, un sac de coton coloré à bandoulière. Je paye en liquide, dit-il, et pour peu il ne faillit sourire. Après avoir acheté le billet il ralluma son portable et appela chez lui. Sa mère était morte depuis cinq heures. Les mots le rejoignirent d’un monde soudain lointain et séparé. Il ne pouvait croire à ce qu’il venait d’entendre. Il était paralysé au milieu du hall du terminal. Il regardait les gens passer avec leurs valises, leurs chariots, le billet à la main, les queues aux guichets, un enfant avec un sac à dos, une mère qui l’appelle, le moniteur avec les vols à l’arrivée et ceux au départ. Il eut une impression d’irréalité. Il était dans un lieu qui n’existait plus: une suspension dans l’espace et dans le temps réel de la vie. Un passage “de à”. Et il était en retard. Pour toujours maintenant. Il regardait, alors que sa tête se vidait, comme si quelqu’un avait enlevé un bouchon et que ses pensées s’écoulaient, l’une après l’autre Son regard tomba sur le panneau qui indiquait les toilettes. Il suivit la flèche comme un automate. Une fois entré dans les toilettes, il s’arrêta devant le miroir. Ses yeux bouffis, rouges étaient sur le point d’éclater. Ses jambes tremblaient. Il se plia et tomba à genoux, le front sur le rebord du lavabo. Pourquoi ? dit-il avec la voix étranglée. Les larmes lui descendaient sur les joues et sur le cou, jusque sur son tee-shirt.
Marco avait veillé avec des interruptions au chevet du lit de sa femme. Il lui caressait les cheveux et lui étreignait la main. Grazia était dans un état de semi-inconscience, elle avait cessé de parler depuis quelques heures. Marco se leva et alla à la fenêtre. Il resta debout là devant. Il regardait dehors, pas le ciel, mais la route: les voitures qui passaient, celles qui s’arrêtaient, les taxis. Son fils arriverait d’un moment à l’autre, il descendrait d'une voiture inconnue, celle d’ un de ses nombreux amis, et il monterait les marches de l’ hôpital en courant. Grazia attendait Francesco, il était sûr de ça, elle ne s’en irait pas sans lui avoir dit au revoir. Soudain Grazia commença à murmurer quelque chose. Marco courut auprès d’elle, approcha son oreille de sa bouche, mais ne réussit pas à distinguer les mots. Grazia, je suis là, lui dit-il, ne t’inquiète pas, je suis près de toi. Elle ouvrait et refermait les yeux, en modulant la voix dans des sons indistincts accompagnés de petits mouvements latéraux de la tête. L’agonie a commencé, pensa Marco, elle est en train de délirer. On lui avait raconté que les dernières minutes ou heures avant de mourir pouvaient être terrible: le corps se rebelle, se débat, ne veut pas se rendre, la nature se rebiffe, l’âme recherche la paix mais ne la trouve pas. C’est l’expérience la plus traumatisante qu’on puisse faire, juste après seulement à sa propre mort – que personne ne pourra jamais raconter- : rester auprès de quelqu’un qui combat la dernière bataille, sans pouvoir lui être d’aucun secours. Marco était un homme de foi, il savait qu’à chacun vient son heure et que tout ne se termine pas ici, il croyait qu’il rencontrerait de nouveau Grazia dans l’autre vie et qu’ils seraient de nouveau ensemble pour toujours. Mais il craignait de ne pas supporter le supplice du détachement, la défaite crue du corps à laquelle on ne peut s’opposer. De temps en temps il lui semblait distinguer dans les murmures de sa femme des dissyllabes sensés. Elle n’était peut-être pas en train de divaguer, elle voulait peut-être vraiment lui dire quelque chose. Grazia, qu’est-ce que je peux faire, dis-moi. Grazia, doucement, ne te force pas, un mot à la fois, respire calmement, repose-toi, dès que tu auras un peu plus de forces tu me diras ce que tu veux me dire, je suis là, je suis là, ne t’inquiète pas. Il lui serrait la main et lui caressait les cheveux, en cherchant à ne pas s’abandonner à des pleurs désespérés. Il devait être fort, jusqu’à la fin, ainsi seulement il pourrait l’aider à combattre, ou peut-être, plutôt, à se rendre sereinement. Pendant dix minutes Grazia alterna des gémissements étouffés à des mots hachés. Puis, entre les spasmes, le visage couvert de sueur, avec un dernier effort elle dit : Marco, ciao.
A l’enterrement, je ne pouvais pas détacher mes yeux de Francesco. Sa position droite, son regard ouvert, doux, qui cherchait les yeux de ses sœurs, de ses parents, de ses amis, la façon dont il nous avait embrassés avant d’entrer dans l’église, comme si c’était à lui de nous consoler. Francesco d’un côté, son père de l’autre, ses deux sœurs au milieu, au premier rang. Les visages de ses sœurs étaient mouillés. Francesco et son père ne versèrent pas une larme. Nous croisâmes le regard de Marco une paire de fois, il était serein. Pendant l’homélie le prêtre s’émut ; en rappelant l’amitié et l’aide de Grazia au sein de la paroisse, sa voix se brisa et il resta quelques secondes en silence. L’église entière semblait suspendue dans une bulle d’air, personne ne bougeait , il semblait que tout le monde avait cessé de respirer. C’est ça une prière, je me rappelle avoir pensé à ce moment. Puis le prêtre se reprit, il remercia Francesco pour avoir choisi ses lectures si belles et si insolites : le Cantique des Cantique, une lecture de mariage. Il parla de la joie de la résurrection en retenant ses larmes. L’église était pleine. Nous étions assis sur le cotés, nous pouvions embrasser des derniers aux premiers rangs. D’énormes fenêtres circulaires, plus semblables à des hublots qu’à des rosaces, couvraient les murs latéraux. Mon ami assis à ma droite me fit remarquer d’un signe de tête une mappemonde énorme de caoutchouc gonflable posé sur une colonne auprès de l’entrée de la sacristie. Nous nous échangeâmes un regard interloqué, mais nous ne commentâmes pas. La messe dura quarante-cinq minutes. Nous demandâmes à Francesco si il voulait aller seul au cimetière ou si il préférait qu’on l’accompagne. Sa mère avait demandé à être incinérée. Venez vous aussi, nous dit-il. Nous accompagnâmes Grazia au cimetière. Les ouvriers entraient et sortaient du bâtiment avec les chariots, en claquant les portes, en parlant à haute voix. Un employé régla en hâte, sur les escaliers, les questions formelles. Une sirène, qui fut suivie de la voix glacée d’un haut-parleur, annonça la fermeture du cimetière. Nous frissonnâmes Un quart d’heure après nous étions déjà dehors. Les portails automatiques se refermèrent juste derrière nous. Je ressentis un sens de soulagement. Nous étions une quinzaine à être restés. Nous nous rapprochâmes de Francesco. Un ami lui donna un sac avec des chemises et deux paires de jeans à sa taille. C’est ça les amis, dit Francesco en souriant, ils pensent à tout. Il nous remercia et nous embrassa de nouveau. Puis il voulu nous raconter la manière dans laquelle il avait reçu l’annonce de la mort de sa mère, son départ immédiat, ses pleurs désespérés dans les toilettes de l’aéroport. Ca a vraiment été un coup dur, dit-il, à cinq heures près j’arrivais à temps. Elle était fière de toi, ta mère, de ce que tu fais, dit l’un de nous. Nous nous regardâmes dans les yeux, il ne nous restait plus qu’à nous en aller. Marco ne nous laissa pas partir sans nous avoir avant raconté les dix dernières minutes de Grazia, l’effort qu’elle avait fait pour prononcer son nom et lui dire au revoir. Pour la première fois, il s’ émut. Des mariages comme ça réussissent grâce au respect réciproque, dit Marco, nous nous sommes toujours respectés, dans nos différences de pensée et sensibilité. Des mariages comme ça durent, nous étions heureux. Ca me surprit d’entendre parler de respect, dans ces cas-là ont parle d’amour. Le dernier mot de Grazia m’émut, ciao.
J’ai demandé à Marco la permission de raconter l’histoire de sa mère comme une fiction. Il m’a dit d’accord aussi parce que lui s’appelle Marco et non Francesco. Francesco est le nom de son père.
Diplômé en physique auprès de l’Université de l'Aquila, il a exécuté son doctorat en Physique auprès de l’Université de Varsovie. Vainqueur, en 2001, d’un prix spécial du jury du Prix international de Poésie Orient-Express section jeunes "Guglielmo Maio"; finaliste l'année suivante. Il a fréquenté le laboratoire de Narrative de l’Ecole d’Ecriture "Sagarana" de Lucques . Il a effectué son Master L’Art d’écrire auprès de la faculté de Lettres et Philosophie de l’Université de Sienne. Il s’occupe de Caos et de vent solaire au centre de recherche spatiale de l’Académie Polonaise des Sciences à Varsovie. Il soigne pour le bi-hebdomadaire Città Nuova" la rubrique "Scrittura Creativa FormatoA4", il collabore pour les rubriques de Culture et Témoignages. Il est le traducteur d’auteurs contemporains de langue polonaise pour les Editions Paolo et la maison d’édition Città Nuova. Il collabore avec National Geographic Polska. Il enseigne l’Ecriture Créative dans le Département d’études méditerranéennes de l’Université de Varsovie, à l’Institut Italien de Culture de Varsovie et dans le département d’Italianistique de l’Université de Cracovie.