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les bains publics

natalia soloviova

Cet hiver-là à Moscou le temps fut extrêmement rigide. Les pompes des puits posés au coin des rues du faubourg étaient toutes gelées, et mon père devait prendre les seaux d’eau potable pour l’usage domestique et les porter sur ma luge jusqu’à la seule et lointaine pompe en fonction du quartier.
A la maison, on faisait une stricte économie de l’eau : on ne l’utilisait que pour boire, cuisiner et se laver les dents et le visage. Ma mère prenait son bain hebdomadaire à l’hôpital où elle travaillait, et mon père dans les douches de son usine. Je restais le seul membre de la famille qui avait besoin de se laver, et c’est ainsi qu’une de mes tantes, Valentina, la sœur aînée de papa, proposa à ma mère de m’emmener aux bains publics, qu’elle fréquentait habituellement parce que, comme elle disait, la vapeur lui faisait du bien et la rajeunissait.
J’avais six ans et je n’étais jamais allée aux bains publics, puisque jusqu’alors ma mère m’avait toujours fait prendre mon bain dans un grand baquet dans notre cuisine, réchauffée par le poêle à bois. Maman s’inquiétait des courants d’airs et elle veillait toujours à ce que la température de l’eau soit la bonne, alors que la sueur lui coulait du front. A la proposition de tante Valentina je pensai que les bains publics étaient un très bel endroit, car ma tante n’était jamais fatiguée ni inquiète, mais toujours souriante et pleine d’énergie. On décida donc que j’irais avec ma tante.
Ce samedi après-midi elle arriva chez nous avec un grand sac gonflé comme la bosse d’un chameau qui venait de boire, comme j’avais vu dans un livre illustré que j’allai tout de suite prendre pour lui montrer.
“Tu portes dedans l’eau pour te laver aux bains?” lui demandai-je en montrant l’image de l’animal. Ma tant rit et me permit d’inspecter son sac : dedans il y avait une grande serviette d’éponge à lignes roses et bleues, une longue serviette en fibres d écorce et des banches de bouleau séchées liées ensemble comme un balais, au fond il y avait le change de lingerie, mais ma tante m’interdit d’y toucher.
« Quand nous serons dans le sauna tu me feras un massage avec les branches de bouleau » dit-elle joyeusement. Ma mère aussi me prépara un sac avec tout le nécessaire, dans lequel elle mit en dernier mon canard avec lequel je prenais toujours mon bain à la maison.
En revanche je savais mettre toute seule mes bottes en feutre: il fallait s’asseoir par terre, enfiler le pied et soulever la botte; le plus difficile était de ne pas confondre la droite et la gauche car elles se ressemblaient vraiment beaucoup. Ma mère avait attaché un fil rouge à celle de droite et un fil bleu à celle de gauche ; il fallait faire attention et le tour était joué. Après m’avoir fait endosser les bottes, Maman me mit au cou un élastique avec mes gants cousus à ses deux extrémités et ma veste en mouton avec la capuche; une écharpe nouée derrière qui me couvrait le visage jusqu’aux yeux, complétait mon habillement.
Ma tante avait un manteau avec un rembourrage d’ouate, elle chaussait comme moi des bottes en feutre et sur sa tête elle portait un châle en laine qui lui couvrait tout le front.
« Prêtes pour l’expédition aux bains publics ?» demanda papa souriant, alors qu’assis sur le canapé, il était absorbé par la lecture du journal.
Hors de la porte de la maison l’air était gelé mais au début le corps chaud ne ressent pas le froid. Nous mîmes nos sacs sur ma luge, et la tirant toutes les deux, nous nous acheminâmes dans les petites rues de la banlieue.
Il était trois heures de l’après-midi et autour de nous un règne blanc se contemplait silencieusement.
Dans le ciel terne une boule orange, détachée et indifférente, dont n’émanait aucune chaleur. Ce matin-là il était tombé tellement de neige que les routes, les toits des maisons, les arbres et toutes les surfaces sur lesquelles elle pouvait se poser, en étaient recouverts. Sa lumière se diffusait tout autour. Telle une fée blanche elle avait enseveli la saleté, effacé les imperfections et, caressant des maisons vieilles et grises, elle semblait leur avoir restitué leur pureté et leur jeunesse originelles.
Le grincement de la luge sur la neige battue ne gênait pas la sérénité du paysage, mais était en harmonie avec la blancheur silencieuse qui régnait tout autour.
De temps en temps nous rencontrions d’autres personnes avec des luges, sur lesquelles des enfants étaient assis qui tenaient sur leurs genoux des bassines en fer-blanc ou émaillées : « Ils reviennent des bains, leurs mamans font des chichis –dit ma tante- et elles ne se fient pas aux bassines communales ».
Ma tante adressa à deux d’entre elles la même question: “Il y a beaucoup de monde aux bains? Vous avez attendu combien de temps ? ».
Elles lui répondaient avec un enthousiasme de vainqueurs car elles avaient déjà passé la grande épreuve de la queue: “Quand nous sommes sortis il y avait plus de gens que lorsque nous sommes entrés, et nous avons dû attendre plus d’une heure ».
Ma tante me regardait inquiète : « Nous devrons attendre un bon moment, Natalia, qu’est-ce que tu en dis?”
Ma tante Valentina m’appelait toujours par mon vrai nom au lieu du diminutif habituel, Natasha, et avec elle je me sentais plus grande et plus responsable.
« Nous attendrons, ma tante, je suis pas fatiguée. Tu m’emmèneras au sauna avec toi ? »
« Oui, et ce sera là que tu me fouetteras avec les branches de bouleau ».

En disant “fouetter” ma tante, même si elle souriait, me provoquait une certaine inquiétude mais je pensais qu’elle plaisantait.
Nous finîmes par arriver. J’avais compris que les bains publics se trouvaient dans ce long édifice à trois étages, car dehors une longue file de gens attendait.
« Qui est le dernier ? » demanda ma tante, en posant la question habituelle du dernier arrivé.
« C’est moi » répondit un petit homme au colback d’agneau gris sur sa tête et une grosse veste brodée, et qui portait lui aussi des branches de bouleau séchées attachées sous son bras.
« Je dois le fouetter lui aussi ? » demandai-je à l’oreille de ma tante en montrant ses branches du doigt.
Ma tante éclata d’un rire sonore.
“Si seulement, ma petite, ça lui plairait bien, mais les hommes vont d’un coté et les femmes de l’autre.”
Malgré mon chuchotement l’homme avait entendu mes mots et en battant des mains dans ses gros gants il avait confirmé aimablement :
« Nous, nous allons au troisième étage et vous au deuxième, mais après tout le monde va au buffet au premier étage boire une bière”, et me faisant un clin d’ oeil, il ajouta: “Ou une limonade”.
« C’est vrai, ma tante, que tu m’achèteras une limonade ? » Boire une limonade dans un buffet était en fait le rêve de mon enfance; le fils de nos voisin, Boria, n’avait que deux ans de plus que moi, mais il en avait déjà bu deux fois avec son père, et de ce fait, avait gagné l’admiration des enfants du quartier.
Après le temps d’attente, passé rapidement car j’avais trouvé sur la route une bande glacée sur laquelle glisser en courant en avant et en arrière, ma tante m’appela.
Nous entrâmes dans le hall spacieux aux hauts plafonds. Il y avait la queue même au vestiaire mais pas aussi longue que celle de dehors. Quand nous arrivâmes au comptoir, ma tante commença à m’enlever ma veste, puis elle retira son manteau et le passa avec ma luge.
En échange de quoi, la lingère, une femme âgée qui semblait très occupée et donnait des signaux d’impatience, nous donna deux jetons pour la consigne, que ma tante déposa avec soin dans son portefeuille.
Nous fîmes ensuite de nouveau la queue à la caisse, mais beaucoup plus brève.
« Une adulte et un enfant » dit ma tante à la caissière.
« Quel âge a la petite fille ? »
« Six ans», répondit ma tante.
« Elle est grande pour son âge. On paye le billet entier à partir de huit ans. Viens par là que je te mesure. »
Une grande règle de bois avec la quelle on mesurait les enfants était attaché au mur à coté de la caisse. Il me manquait deux centimètres pour atteindre le mètre et la caissière nous permit de payer le tarif réduit.
Ma tant mit les billets dans son portefeuille, comme les jetons.
« Fais-y attention : qu’on ne me les vole pas ou qu’on ne les perde pas sinon on resterait sans nos manteaux et avec ce froid..."me dit elle à voix basse, alors que nous nous dirigions vers l’escalier.
Celui-ci portait au deuxième étage, où au-dessus de la porte-fenêtre il était écrit en grandes lettres « DAMES » : je savais déjà lire les enseignes des magasins.
« Nous y sommes presque Natalia, » dit ma tante, en portant les deux sacs. J’avais sorti mon canard et je disais à lui aussi de veiller au portefeuille de ma tante.
Nous entrâmes finalement dans le vestiaire des femmes. Il y avait de nombreux bancs en bois avec un tiroir pour les chaussures et au-dessus les armoires pour les vêtements. Après qu’une employée avait rangé un endroit qui venait de se libérer, ma tante et moi commençâmes à nous déshabiller. J’étais extrêmement curieuse de la nouveauté de cet endroit, des femmes qui s’habillaient ou se déshabillaient, des enfants qui pleuraient en faisant des caprices. Je regardais en particulier les dames nues qui, leurs éponges sous le bras, se cachant les seins de leurs mains, se dirigeaient vers une porte mystérieuse d’où en sortaient d’autres, aux corps rouges, presque fumants et aux cheveux mouillés. Une d’elles s’était assise sur le banc près de nous et respirait avec difficulté.
« Il fait chaud dedans ? », demanda ma tante.
« Je suis restée trop dans le sauna » sourit la femme, comme si elle se sentait coupable.
« Vous deviez prendre une douche froide après » lui répondit ma tante.
« Je n’ai plus la force de bouger, je vais me reposer un peu…ça passera ».
Ma tante acquiesça. Elle s’était déshabillée entre-temps et m’aidait à retirer mon maillot.
J’étais maintenant nue moi aussi, j’étais gênée et j’essayais de me cacher derrière mon canard. Ma tante prit nos éponges et la savonnette et en me tenant la main nous nous acheminâmes. Avant d’entrer par la porte mystérieuse elle prit une balance et se pesa.
« Espérons qu’on sortira avec un kilo de moins » s’exclama-t-elle.
Finalement nous entrâmes. Le monde devant moi était tellement différent de celui que nous venions de quitter, que je m’accrochai effrayée à ma tante. Au début j’avait cru qu’il faisait complètement noir dedans, mais très vite je commençai à entrevoir des lampes allumées qui éclairaient d’une faible lumière une grande salle, dense de vapeur et d’eau, avec des sièges bas en granit.
Dans ce brouillard gris et fumeux, d’étranges figures nues se déplaçaient, pas très nettement vue la faible illumination. Elles allaient prendre de l’eau aux robinets, leur bassine à la main, puis elles revenaient à leur place pour se laver.
Quelques instants passèrent avant que je ne comprenne que c’étaient les femmes vues auparavant dans les vestiaires, mais qu’est-ce qu’elles étaient différentes!
Dans cette pièce chaude et humide, j’avais l’impression qu’elles avaient perdu leur aspect habituel, les corps semblaient dilatés par la vapeur, leurs formes nues ressemblaient au caoutchouc de mon canard.
J’ avais été tellement surprise de me retrouver dans ce monde sombre, chaud et humide, que je m’étais fait sous moi, et bien que personne ne l’ait remarqué, accrochée à la main de ma tante, j’avançais lentement.
De son œil expert ma tante avait repéré une place libre et m’avait dit de l’attendre là pour que personne ne nous la prenne.
« Reste là et ne bouge pas ; je vais chercher des bassines pour moi et pour toi », dit-elle et disparut à toute vitesse dans la vapeur. Je restai figée et un peu apeurée à regarder tout autour de moi. Ma voisine de droite avait de longs cheveux, qu’elle était en train de peigner, assise sur le siège en granit, près de sa bassine. Celle de gauche se frottait le corps comme si elle voulait s’arracher la peau ; elle avait de gros seins et un ventre comme une pastèque, mais son visage était mignon et elle me souriait joyeusement.
“Tu me rends un service?”- me demanda-t-elle d’une voix mélodieuse qui ne m’était pas familière-je me baisse et tu me frottes le dos ».
J’acquiesçai. Elle posa dans mes mains son éponge de crins savonnée, se baissa à quatre pattes et, alors que debout je lui frottais le dos de toutes mes forces, elle me disait: “Plus à droite. Au centre maintenant. Va en bas à gauche ».
J’étais presque fatiguée, quand ma tante arriva finalement en tenant en main deux bassines de fer-blanc.
« Nous avons de la chance, Natalia, j’ai trouvé les bassines tout de suite, ce n’est pas rien ».
« C’est vrai »- dit notre voisine, qui était en train de se rincer- Aujourd’hui il y a beaucoup de monde, les bains sont restés fermés pendant trois jours de suite pour l’entretien, et tous ceux qui auraient dû venir pendant ces trois jours se sont précipités ici tous ensemble »
La conversation s’étendit, et bien vite passa du milieu bains aux scandales et aux misères de la vie quotidienne du quartier.
En ce temps-là les faits divers n’existaient pas dans la presse russe, et les nouvelles couraient de bouche en bouche, souvent déformées et exagérées.
Après la désinfection des bassines avec la solution de poudre de manganèse, que ma tante en prévision avait emmenée avec elle, j’y mis dedans mon canard et je commençai à le laver, pendant ce temps ma tante se savonnait à coté de moi.
Alors que je jouais j’entendis nos voisines discuter d’un fait retentissant qui s’était produit dans notre quartier: un homme avait tué sa femme, l’avait découpée et l’avait mangée.
J’eus une grande peur mais un détail me fit frémir : la police avait trouvé une jambe de la femme dans la soupe.
Ma réticence à manger les soupes au bouillon de viande commença ce jour-là. Je ne les supporte toujours pas aujourd’hui.
Ma tante pendant ce temps avait fini de se laver et commença à me savonner les cheveux. Je n’aimais pas me les laver : avec ma mère je faisais toujours des caprices, mais vu que j’étais dans les bains publics j’avais un peu honte de pleurer, et je me limitai à garder mes yeux bien fermés. Pour le dernier rinçage ma tante amena la bassine d’eau propre et me la versa sur la tête. Je sentis une cascade d’eau descendre sur mon corps, mais après avoir passé la brûlure du savon dans les yeux, plus rien ne me pouvait m’impressionner et je ris joyeusement.
« Allons au sauna », dit alors ma tante en me prenant par la main, et nous traversâmes la salle des bains. Au fond de celle-ci se trouvait une petite porte en fer lourd, ma tante l’ouvrit et nous entrâmes dans ce qui me parut être les viscères de la terre. Alors, je ne pouvais pas définir avec des mots ce que je ressentais, mais ce fut ma sensation.
Une vapeur chaude et sèche m’a assaillie d’abord au visage puis sur tout le corps. Le changement de température avait été soudain, et mon corps pendant quelques instants était resté incertain si l’accepter ou non. Puis quelque chose changea en moi et je commençai à sentir une agréable chaleur partout : mes muscles se détendirent et mon souffle s’allongea. J’avais envie de m’étirer le plus possible et je sortis ma langue.
« Tu ressembles à un petit chien quand il a chaud » sourit ma tante, et elle m’emmena vers un banc libre, elle s’étendit dessus et posa dans mes mains les branches de bouleau.
« Maintenant tu vas faire un bon travail : fouette-moi le plus fort que tu peux ».
Je restai incrédule un moment, puis j’aperçus sur le banc voisin la silhouette d’une femme assise qui se fouettait avec des branches comme les nôtres. Elle avait beaucoup de mal à arriver jusqu’à son dos, et alors je compris les mots de ma tante.
Son corps était penché devant moi: j’étais à la hauteur de ses épaules, je voyais son dos lisse et ses fesses rondes, alors que ses jambes disparaissaient dans le brouillard de la vapeur. Je commençai à lui fouetter le dos tout doucement , en m’attendant à chaque fois à un râle, mais ma tante se taisait, elle respirait profondément et me murmurait: “Plus fort, Natalia, plus fort ».
Je commençai à imiter le rythme des mouvements de la femme d’à côté, en prenant goût à ce jeu; j’imaginai que le corps de ma tante était le blanc d’oeuf que ma mère battait au fouet avec du sucre, et qu’elle mettait ensuite au four, d’où après quelques minutes elle sortait des mousses sucrées et parfumées, le régal de mon enfance. Je fouettai le corps de ma tante des épaules à la plante des pieds, puis de bas en haut, comme elle me murmurait de faire entre un soupir et l’autre.
Puis ma tante se mit assise sur le banc. Elle me prit dans ses bras et m’embrassa sur les joues. Son corps, plus détendu, me rappelait le gros violoncelle que j’avais entendu jouer par une voisine qui étudiait au conservatoire.
Ma tante-violoncelle se leva du banc et nous sortîmes ensemble du sauna. Une douche fraîche dans la salle des bains et nous étions dehors, près du garde-robe.
Après les émotions violentes du bain, la salle du garde-robe me semblait une demeure reposante pleine de confort.
Ma tante m’enveloppa dans une grande serviette et me fit asseoir sur le banc.
J’étais immobile, appuyée contre le dossier, en savourant le calme et le silence de la salle. Les employés offraient des boissons et ma tante commanda une limonade pour moi. Lavée bien comme il faut et séchée par la vapeur, je me sentais légère comme une plume. L’arrivée de la limonade avait été le comble de mon bonheur. Ma tante prit la bouteille et en versa le contenu dans deux verres. Elle aussi enroulée dans sa serviette, assise à coté de moi buvait sa boisson à petites gorgées. Nous étions contentes toutes les deux. Une fois la limonade finie, ma tante commença à s’habiller en chantonnant une chanson qui était à la mode alors, pendant que moi aussi j’essayais de la suivre.
L’employée qui était venue retirer les verres vides nous regardait avec le sourire sur sa bouche ridée, puis elle prononça l’habituelle salutation et souhait russe adressé à ceux qui avaient pris un bon bain : « Que la vapeur vous donne la légèreté ».
Nous dûmes rentrer dans le monde de tous les jours, et la tante commença à m’habiller. Le maillot de corps et les culottes de coton, un chandail en laine, encore des fuseaux en laine, des collants et des pantalons pesants et à la fin, un pull. Nous étions arrivées aux bottes. Ma tante ouvrit le tiroir où elle avait mis les siennes et les miennes et sortit deux grosses bottes de feutre et une petite.
« Et l’autre botte où est-elle ? » demanda-t-elle à voix basse.
Elle mit la main dans le tiroir en essayant de saisir la botte, mais il n’y avait aucune trace de la deuxième botte.
« Ce n’est pas possible »-dit ma tante-« on ne t’en a volé qu’une seule ».
Je commençai à pleurer. Les émotions de cette journée avaient trouvé une raison pour sortir. Après ce bonheur intense, j’avais ressenti ce vol comme quelque chose d’injuste et de frustrant.
« On m’a volé une seule botte, même pas les deux, une seule » continuais-je à me répéter en moi. La perte, de pat son incompréhensibilité, me semblait encore plus grande, de par le dessein inexplicable et méchant de quelqu’un, de laisser une petite fille avec une botte en moins dans le gel de l’hiver moscovite.
Ce fut mon premier douloureux impact avec la réalité du monde. J’avais compris de quelque manière que tout dans cette vie devait être payé : et je m’étais sentie particulièrement fragile et sans défense : quelqu’un avait volé ma botte en feutre, quelqu’un essayait briser ma joie.
Je pleurai désespérément pendant quelques minutes.
« C’est une plaisanterie de bien mauvais goût», dit ma tante en haletant. Sa sérénité aussi avait été effacée et elle aussi s’était sentie narguée.
« On a volé une botte à la petite fille », les mots volaient autour de nous.
La même employée à la bouche ridée arriva, mais maintenant sa bouche ne souriait plus : elle était fermée en signe de dédain, ses yeux bleus délavés étaient devenus comme du métal. Elle avait commencé à ouvrir tous les tiroirs proches pour chercher la botte volée.
Les tiroirs et les guichets du garde-robe avaient été ouverts mais rien n’y fit, on ne la trouva nulle part.
« Il y a de ces fous en liberté », marmonna notre voisine de droite
« Des chacals- dit celle de gauche- laisser une petite fille sans botte avec ce gel, il faut avoir un cœur d’acier »
Et chacune d’elle exprimait leur regret avec un mot ou un autre.
Je m’étais aussitôt calmée en recevant autant d’attention. Les femmes étaient passées des mots aux gestes. Une d’elle avait amené à ma tante un foulard de laine pour envelopper mon pied, me permettant ainsi d’arriver jusqu’à la maison. Chaque femme amenait quelque chose de chaud pour nous aider à surmonter l’incident. Je me sentais protagoniste et mon cœur se gonflait d’orgueil de plus en plus. Je passais devant le garde-robe, et chaque femme me faisait une caresse sur les cheveux ou sur les joues.
En recueillant tout ce que les femmes nous avaient offert de chaud, ma tante m’avait enveloppé la jambe avec les bandes que les employées nous avaient données, et aussi avec une écharpe en laine.
En dernier on m’avait mis une serpillière de l’employée, qui l’utilisait pour nettoyer l’intérieur des toilettes.
« Vous me la ramènerez dès que vous pourrez » dit-elle à ma tante qui acquiesça, en attachant la dernière bande autour de mon pied.
Avec ma jambe qui semblait plâtrée je descendis ainsi au rez-de-chaussée où se trouvaient nos manteaux. D’autres employées savaient déjà ce qui s’était passé, et elles aidèrent ma tante à m’habiller.
L’élastique avec mes gants, ma veste, mon bonnet, le foulard pour me couvrir le visage, l’écharpe : nous étions finalement prêtes à sortir du bâtiment.
Vers le soir, la température avait encore baissé : je sentais l’air gelé autour de moi. Ma tante m’installa sur la luge en mettant nos deux sacs à mes pieds, elle prit la corde et nous nous dirigeâmes vers la maison.
C’était une soirée étoilée. Je voyais au-dessus de moi la voûte étoilée du ciel pleine d’étoiles lumineuses comme les bonbons blancs presque transparents exposés sur le plat de verre sombre dans la vitrine de la pâtisserie près de chez nous.
De temps en temps je m’endormais en pensant aux bonbons, et ma tante me réveillait en me touchant les mains et les pieds. « Tu as froid, Natalia ? Ne t’endors pas : on sera bientôt à la maison »
J’acquiesçais, mais je me rendormais juste après. Je n’avais pas froid, mes mains et mes pieds étaient chauds, mais j’étais si fatiguée, et mes paupières étaient si lourdes que je n’arrivais pas à garder les yeux ouverts.
La voix de mon père me réveilla, qui me prit dans ses bras et m’emmena à la maison. Il me mit sur le canapé et Maman commença à retirer ma veste. J’entendais, de très loin, la voix de ma tante qui racontait l’histoire de ma botte, et le rire de mon père. Ma tete devenait de plus en plus lourde, la voûte du ciel avait précipité et moi je sentais le goût sucré des bonbons dans ma bouche, jusqu’à ce que je tombe dans un sommeil profond.
Le matin suivant, comme d’habitude, mon père me réveilla car ma mère sortait tôt de la maison pour se rendre à son travail. Je préparai mon cartable, après mon petit déjeuner je devais aller à l’école maternelle. Puis, soudainement, le souvenir de la botte volée. Je regardai dans le coin où je les mettais d’habitude, et je les vis toutes les deux à leur place. J’ouvris la bouche, si stupéfaite que Papa commença à rire.
Il me dit qu’il avait entendu, quelques jours plus tôt, qu’on avait volé une botte dans les bains publics à notre voisin, un enfant nommé Boria. Ce matin, alors que je dormais, Papa était allé demander à la mère de Boria de lui montrer la botte. C’était la botte gauche et il m’était resté celle de droite. Papa les avait mesurées : c’ étaient presque les mêmes.
Il avait alors demandé à la femme de lui vendre la botte, mais la mère de Boria la lui avait donnée sans vouloir d’argent en échange, parce qu’ils en avaient déjà acheté une nouvelle autre paire à Boria et la botte qui restait toute seule ne faisait que les encombrer. Cependant je ne fus pas vraiment contente, car en le mettant, je sentis que la botte de Boria était moins confortable que la mienne.
Heureusement un mois après mes parents m’achetèrent une nouvelle paire de bottes en cuir car mes pieds avaient grandi et la neige avait fondu: on ne pouvait plus marcher avec les bottes en feutre qui n’allaient bien qu’avec la neige sèche et le grand gel.
La tante Valentina m’emmena deux ou trois autres fois aux bains publics, jusqu’à ce que nous emménageâmes dans un appartement avec douche et baignoire, et j’oubliai les bains publics.
Une fois, j’étais déjà grande, en passant à coté, l’envie m’était venue d’y entrer. La salle du garde-robe m’avait semblé plus étroite et plus basse, et la salle des bains bien rangée et pas du tout sombre. Le sauna était une petite pièce avec un poêle brûlant : deux femmes étaient assises sur les bancs, et je ne voyais pas de branches de bouleau. Il y avait peu de vapeur, peu de gens, pas de traces des queues. La caissière m’avait dit que les bains allaient bientôt fermer, car maintenant à Moscou tous les appartements avaient une salle de bain, et les gens se lavaient commodément chez eux.
Le temps des grands gels est fini lui aussi. L’hiver est devenu doux et pluvieux.
« Les temps changent et tout passe », disent les sages. Dans la profondeur de ma mémoire cependant le bonheur d’une petite fille devant un verre de limonade après un bain chaud et l’expérience d’une petite souffrance partagée avec d’autres restera toujours gravé.

Traduit par M.Spazzi

Natalia Soloviova est née à Moscou en 1946. Elle vit à Cardano al Campo (Varese) depuis 1973. Elle s’est diplomée comme ingénieur mécanique et elle exécute des traductions techniques. Elle a participé au concours Eks&Tra et c’est une des gagnantes de l’édition de 1998.

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Anno 4, Numero 18
December 2007

 

 

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