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Sissy et les Killinkanzari

Helene Paraskeva

“Poliacheni Bruno, De Campos Araujo Manuel et Rossi Mauro! Chez le proviseur tout de suite ! »
La pionne Janet a la tête de circonstance parce qu’elle sait qu’elle est en train de nous annoncer les premiers ennuis de la journée. On a tous été convoqué, Le Tombant veut nous parler.
La Professeur Littlepertes écarquille les yeux et nous salue : « Good luck, boys ! » avec son célèbre sourire « çavabarderpourvous ». Elle irait jusqu’à un meeting assassin avec nos parents du genre tous contre un plutôt que ces cinq minutes chez le proviseur.
Constix et moi entrons les premiers dans la tanière du proviseur qui nous attend en mouillant sa lèvre tombante. Black Dante, alias Bidi, notre porte-parole entre en dernier. Le contraste entre sa peau noire et son accent de séminariste fait toujours un sacré effet.
« Alors, les jeunes ! Asseyez-vous !Mmm…Bon, dites-moi pourquoi donc ce mm…questionnaire ? Comment avez-vous fait cet exploit sociologique ? »
On avait proposé un questionnaire de sondage et maintenant on était au moment de la Grande Décision du Tombant.
« Monsieur le Proviseur, nous les lycéens étrangers, fils d’immigrés ou de couples mixtes, sommes une réalité dans votre établissement, comme dans votre pays d’ailleurs. Nous avons pensé, donc, distribuer ce questionnaire pour évaluer, en fonction des réponses… »
« Evaluer ? »
Sa lèvre qu’il vient de lécher commence à osciller pleine de ce sarcasme de vieux ringard quand on lui lance un mot qu’il ne digère pas. « Vous avez dit " évaluer "? »
« Bien sur, évaluer. Evaluer les opinions, exprimer ses soucis quant à l’avenir, confronter nos modes de vie, les avis sur l’intégration, les rapports avec les camarades d’école et avec les enseignants, comment vit-on dans cette condition de lycéen étranger, les amitiés, les résistances, les préjugés, les discrimination… »
« C’est-à-dire ? aller demander aux étrangers si ils se sentent discriminés ? En d’autres mots, si nous sommes racistes, c’est ça ? Vous êtes en train de faire une enquête sur le soi-disant racisme, si j’ai bien compris ? »
« Aussi. Si effectivement il existe, pourquoi pas, Monsieur ? »
« Mais c’est eux qui vous l’ont demandé ? Ce sont vos camarades de classe d’origine étrangère qui vous ont demandé de faire ce questionnaire ? L’initiative vient d’eux ? »
« Monsieur, l’initiative vient exclusivement de nous ! »
« Seulement de vous ?C’est-à-dire de vous trois ? » Il nous scrute soulagé. « Et alors mes enfants je ne comprends pas pourquoi aller fouiner plus loin. »
« Fouiner ? »
Bidi commence comme ça quand il se fout du monde. En répétant.
« Oui, fouiner, fureter, fouiller dans les charbons ardents. Si ils sont contents comme ça, si ils se sentent tranquilles, heureux bien, en somme si nos élèves étrangers se tiennent bien, est-ce qu’il y a besoin d’aller… »
« Fouiner ? »
« Exactement ! Ces jeunes sont là et ne se plaignent pas, ils ne fréquentent ni ne gênent personne. Ils sortent peu des salles de classes, juste pour aller aux toilettes, quelque fois même pas, tranquilles, sereins et pacifiques. Dites moi donc si il est nécessaire d’aller les embêter avec des questions comme : « Vous êtes contents ou pas ? » « Les autres sont ou ne sont pas racistes à votre égard ? ». Bon, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? »
« Qu’est-ce que vous proposez, Monsieur ? »
« Mes garçons, pourquoi devrions-nous nous donner des bâtons pour nous faire battre ? Quelqu’un vous l’a demandé de faire cette enquête ? D’ enquêter ? De vous mêler de ce qui ne vous regarde pas? Non! »
« Si, mais, vous voyez, Monsieur, c’est justement ça !»
« Ecoutez-moi ! Vous êtes jeunes et vous devez vous amuser. Vous voulez vous amuser ? Bien alors votre proviseur pensera à ce que vous vous amusiez. On a une proposition pour deux jours de retraite spirituelle sur la Riviera. Ca vous dit ? Vous trois ? Votre « team » sociologique ? C’est tout frais compris, autorisé, et avec des points supplémentaires pour la note du contrôle continu incorporés ! Les étrangers dans l’école, moi je les laisserais tomber à votre place. »
Constix va accepter. J’interviens in extremis.
« Merci, Monsieur ! Mais nous voulions observer que si nos camarades ne parlent avec personne, il doit bien y avoir une raison. Vous voyez, ce n’est pas tellement normal pour nous, ados… » 
 « Oui, oui, j’ai compris, vous savez comment ça s’appelle ça ? »
« Quoi,Monsieur ? »
« Ca s’appelle du racisme à l’envers ! Ce que vous voulez provoquer avec votre questionnaire c’est justement du racisme à l’envers ! »
« Du racisme à l’envers ? »
« Tout à fait ! Alors ça vous dit de participer à la retraite spirituelle sur la Riviera ? C’est tout frais compris et avec des points en prime ! »
Nous nous tenons à donner une réponse définitive «  au plus vite », saluons et nous retirons aux chiottes, avec un sombre abîme de réflexion à partager en trois.
« Constix, t’allais céder ! T’es un vrai dégonflé! »
« Mais on peut pas distribuer le questionnaire et après aller spiritualiser sur la Riviera ? »
« Non. Ca, ça s’appelle de la corruption ! »
« Ca s’appelle qu’il y a rien à faire, c’est comme ça que ça s’appelle ! »
La dépression tombe entre nous et BiDI, qui de noir-ébène, devient noir-fumée-de-Boccea. La sonnerie de la deuxième heure sonne et tout le monde sort des salles d’un seul coup. Le Tombant va piquer sa crise. La pagaille se crée. Tout le monde se couche par terre, sur le sol des couloirs pleins de chewing-gums mâchés et crachés, tout le monde s’étend, garçons et filles, un tapis de pauvres types mêlés aux canons, mêlés aux neutres, il y a même Palmo, cet enfoiré.
« Qu’est-ce qui se passe, les gars ? »
« A terre, Cuik’en a! Couche-toi »
Je me jette moi aussi, de toutes façon je peux même pas marcher. Les profs sont restées coincées dans leur salle et pour sortir elles doivent passer sur nos corps.
« T’en veux un ? » Constix m’offre un chewing-gum.
« Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on est en train de faire ? Pourquoi on s’est couchés ? »
« On proteste. Sit-in contre la guerre ! Le mot est passé quand on était chez Le Tombant. »
A la fin du sit-in, Pendulobello passe dans les classes en menaçant qu’il « prendra des mesures sérieuses ». L’école est finie pour aujourd’hui. Après, devant l’arrêt de bus, BiDi, Constix et moi nous réunissons. BiDi a un plan.
“Ecoutez! Le Tombant est effrayé par le sit-in et il va criser pour de bon. Je propose d’abandonner un moment l’idée du questionnaire, comme ça il se calme. Mais on organise une fête ! »
« Tu délires ! »
« On organise une fête interculturelle avec des histoires d’immigrations, des chants, des danses et de la cuisine multiethnique ! Comme ça on n’accepte pas le compromis de la retraite spirituelle en Ligurie, on n’irrite pas Le Tombant et on parle de racisme quand même. »
« Ouais. Un belle façon de flatter le paternalisme ! »
« Et moi par contre ça me plait ! faisons-la cette fête ! On peut inviter les parents aussi. On peut même les interviewer ! Sur ce qu’ils faisaient avant d’émigrer, pourquoi ils sont là, les difficultés qu’ils ont rencontrées, le séjour, le premier travail : mon vieux, par exemple, il était comptable ! »
Maintenant, ici, il est serveur.
« Et ta vieille, Cuik’en a ? »
Je monte sur l’autobus déprimé. On m’a piqué ma mob. Non, j’ai pas envie de parler de ma vieille, elle est entrée définitivement dans un tunnel et elle n’en sort plus. Elle fait frire des boulettes, elle mange, elle grossit, elle pleure. J’ouvre la fenêtre pour respirer un peu, une puanteur catalytique, du diesel. Une journée marquée par Pendulobello et sans mob est complètement fichue. Maintenant que j’y pense, quel travail faisait ma vieille ? On m’a piqué la mob et mon assurance est une de ces assurances téléphoniques qui dit :  « merci-de-nous-avoir-appelés » 
Ma vieille m’encadre dés que j’entre, elle comprend que tout va mal et retourne à la cuisine. Je trouve à table mes spaghetti quotidiens. Je les goûte par pure formalité, ils sont trop cuits, comme toujours. Il y a des années qu’elle est ici et elle n’a toujours pas appris à cuire les pâtes.
« Pourquoi tu ne manges pas ? Tu es en train de faire un régime ? Tu veux maigrir ?Tu n’aimes pas les pâtes ? Elles sont trop cuites ? Comment ça s’est passé à l’école ? Tu as été interrogé ? »
Elle arrive à poser toutes ces questions sans attendre de réponses. Toujours les mêmes.
« M’man, tu sais combien de formes de racismes il y a ? »
« J’ai fait des boulettes ! goûte ! »
« Oui, je sais avec des oignons et de la menthe ! »
« Comment tu le sais ? »
« C’est ton peignoir qui me l’a soufflé ! »
Elle se lève, vexée, elle a les yeux brillants.
« Alors maintenant on peut même plus plaisanter ! »
Je mange les spaghettis trop cuits en silence. Il vaut mieux.
« Alors, qu’est-ce que tu me disais sur le racisme ? »
« Aujourd’hui, le proviseur nous a appris le racisme à l’envers ! Tu veux savoir comment c’est ? C’est quand tu vas interviewer une victime et que tu lui demandes : « tu n’as jamais été victime de racisme ? » Ca c’est du racisme à l’envers. »
Ma vieille sent le même parfum que la prof Littlepertes mais le bouquet de friture la rend plus maternelle. C’est le moment de lancer la question fatidique.
« M’man ? Qu’est-ce que tu faisais la-bas ? »
« Quoi ?Où ? »
« Qu’est-ce que tu avais comme travail quand tu étais là-bas, avant de venir ici ? »
« Comment ça t’est venu, cette question ? »
« Comme ça ! Tu ne te plains jamais que je ne te demande pas de me parler de toi ? Alors quel travail tu faisais là-bas ? »
« Bah, tu n’y croiras jamais ! »
« Pourquoi c’est tellement atroce ? »
« Non, mais tu n’y croiras pas ! Tu veux parier que tu n’y croiras pas ? »
« Ne me le dis pas, si on ne peut pas le dire ! Rends-moi ce service, M’man ! »
« On peut le dire ! Sauf que tu n’y croiras pas ! J’étais DJ ! »
Effectivement.
« Qu’est-ce que je te disais ? Tu ne me crois pas. J’étais DJ dans une station de radio appelée « Les Kallikanzari ». C’était nous qui la gérions. La station c’était le père, animateur de radio, d’une de mes amies qui l’avait créée. Notre groupe aussi s’appelait les « kallikanzari ». Tu sais ce que ça veut dire ? C’étaient des créatures… »
« Laisse tomber l’anthropologie,, M’man, raconte moi quelle DJ tu étais ! »
«  Je faisais partie d’un trio comique, transgressif et grossier. On inventait des blagues, des sketches, des satires, de la parodie, de tout. C’était moi la chef. Où qu’on aille, c’était un succès, il y avait foule. Si il y avait une fête et nous n’y allions pas, personne n’y allait ! C’était le désert sans nous ! »
« Elle est longue ton histoire ? »
« C’est toi qui me l’as demandée ! »
« Tu rends tout toujours édifiant, M’man ! Et avec une morale finale ! »
« Je ne vais pas non plus te la rabaisser ? Tu la veux l’histoire des kallikanzari ou tu ne la veux pas ? »
« Plus tard. »
Pour aujourd’hui, Le Tombant m’a suffit dans le genre édifiant. Avant ma vieille n’était pas comme ça, pourtant. Maintenant elle est réduite aux morales et aux boulettes. Je cherche les kallikanzari sur le réseau.
« Créatures mauvaises et railleuses, toujours entre les mauvais tours et les moqueries, elles incarnaient des antiques divinités mineures et infestaient les pays méditerranéens, décidées à ne jamais disparaître. »
« A tout à l’heure M’man ! Je sors ! »
«Tu vas où ? »
« Etudier chez BiDi. On doit finir notre recherche d’histoire. »
BiDi et Constix m’attendaient en mâchant ces foutues noix de cajou. Je lance la nouvelle.
« Ma mère était Disc Jockey ! »
Constix est épaté. BiDi commente.
« Une DJ préhistorique ! Le Deus ex moteur de la fête ! Pensez ! On va trouver une douzaine de cover des années 60’ et 70’, de son temps, en somme , et elle pourra être notre présentatrice. Succès garanti ! »
« Rien à faire, ma vieille a grossi ! »

« Mets-la au régime ! » « Elle se trimbale toute la journée à la maison dans son peignoir puant ! »
«  Tu lui fais prendre une douche et tu l’envoies chez l’esthéticienne ! »
« Il lui faut pas une esthéticienne, il lui faut une grue. Ses seins lui arrivent aux genoux ! Ma vieille n’est pas présentable ! »
« On peut essayer chez « Ri-Kama »d’Emy !C’est Constix qui offre ! »
« C’est-à-dire ? »
« On achète un petit cadeau à ta mère chez Emy ! Offert par Constix ! »
Emy est l’ex de Constix et elle est vendeuse dans un magasin de lingerie sexy qui s’inspire de la sagesse antique. Constix se pâme devant elle. Emy essaie de me convaincre. « Mon cher, « Anabasis » n’est pas un soutien-gorge, c’est la haute-technologie de la lingerie !Regarde, il est rempli de cristaux liquides, les bonnets sont à hauteur auto- réglables et il est muni d’un manomètre pour l’équilibre de la pression interne-externe ! »
« Et qu’est-ce qu’elle en fait avec, ma mère ? de la plongée sous-marine ? »
BiDi intervient.
«Elle le porte, elle jette son peignoir, elle s’habille, se parfume, et elle se bouge ! »
« Mais tu parles ! » 
« On a besoin d’un DJ à notre fête interculturelle. Elle est parfaite ! Elle a de l’expérience ! Elle doit nous aider ! »
« Qui ? vous ? »
« Toi, son fils ! »
« Et qu’est-ce qu’elle devrait faire ? »
« Ce qu’elle sait faire ! »
« Des boulettes ! »
« La Dj ! Ce sera notre Disc Jockey ! Elle présentera des chansons de son époque, mais remixées ! Constix te les remixe !Elle les présentera comme dans le temps ! Les gens en seront fous ! Roulement de tambour ! “Good evening, ladies an’ gentlemen ! We’re featuring here tonight the Queen of Rock’ n’Roll!And when I say the Queen, I mean her Majesty the DJ!”»
«Wow!»
«Mais qu’est-ce que tu dis? Quels gens ?»
«C’est une fête interculturelle ou pas ? On invite les parents à l’école, et ils nous raconteront ce qu’ils faisaient au pays. Puis il y aura des chants, des danses, de la cuisine multiethnique…»
«Et ma mère se présentera avec cet engin sur elle ? Mais allez vous faire voir» Maintenant je suis vraiment énervé. Je rentre à la maison à pied. BiDi m’envoie un texto. « Dans 2h 2vant chétoi »Je réponds  « Et½.Dile é là ».
Si je n’énerve pas Dile, je peux peut-être filer assez vite. Avant de descendre au garage, j’enfile cette vieille paire de pantalons qu’il aime tant. Ca fait trois ans que je les mets seulement pour me présenter chez lui et après je les enlève. Il ne s’en est jamais rendu compte.
Dans le garage, qu’il insiste à vouloir appeler « taverne », Dile a mis les vieux meubles en formica qu’il a hérités de ses parents. On mange tous ici, dans la « taverne », et puis il s’endort sur le fauteuil cassé de mon grand-père.
En pratique, il vit ici, entouré du formica de son enfance.
«Salut Papa !»
Dile se prépare à hiberner devant la télé. Il ne se rend pas compte de nous mais impose la règle que nous devons manger tous ensemble, à la même heure. C’est le principe qui compte. Nous sommes aux deuxième journal télévisé. Il en regarde trois ou quatre chaque soir et il s’informe. Ma vieille veut tenir une conversation et, comme toujours, elle me vampirise.
«Comment ça s’est passé chez BiBi (sic) ? vous avez bien travaillé ?»
«On n’a pas fini, par contre. On va devoir continuer la recherche après le dîner aussi. Tu veux un coup de main pour la vaisselle ?»
« Nous, ça ne fait rien ! Qu’est-ce que c’est comme recherche ?
« D’histoire, M’man ! Je te l’ai dit !  « Décrivez un personnage dans votre vie quotidienne qui ressemble à un personnage historique. » Alors, je peux y aller ? »
« Où ? Toujours chez BiBi (sic) ? »
« Oui, M’man ! On en est à la moitié et on doit la rendre demain matin. Et il ne s’appelle pas BiBi ! Il s’ appelle BiDi ! Les initiales de Black Dante! Bi-Di ! »
J’y suis arrivé. On en est à se dire bonsoir. Et pourtant non , Dile, encore en hibernation, ouvre lentement un œil. « Où est-ce que tu vas ? »
Il faut le manier avec soin quand il est en demi-sommeil, parce qu’il peut ouvrir un œil et le refermer rassuré, ou bien te manger vif d’ un seul geste. Ma vieille lui répond.
« Il va étudier ! »
« Où ? »
« Chez son ami ! Il s’appelle BiB…BlackD…euh Black Dante ! »
« Black quoi ? Et c’est qui ? »
« Tu ne te rappelles pas ? C’es son ami. Son camarade de classe, le garçon de couleur qu’il voit en dehors. »
« Et pourquoi il voit un garçon de couleur ?Il n’y a plus de blancs ? »
Ca c’est l’humour de mon père, Dile, diminutif de crocodile. Mais je suis sauvé. Constix et BiDi m’attendent dehors, dans la décapotable de la sœur de Constix.
« Les gars, pour ma mère c’est hors de question ! Ne comptez pas dessus ! »
« Monte ! »
« Qu’est-ce qu’il y a ?On va où ? »
Constix part au quart de tour. BiDi présente son plan.
« Alors, écoutez-moi bien. L’idée m’est venue quand tu ne voulais pas nous dire quel était le métier de ta mère. »
« Dis moi où tu veux en arriver parce que ça m’énerve déjà »
« Chez les putains ! C’est la tournée de mon père ! »
« Attends, attends ! Vous êtes en train de faire de sales allusions  ? »
« Calme-toi ! Tu n’as pas dit que ta mère ne veut pas participer à la fête ? Et bien, l’idée alternative c’est de trouver une fille qui interprétera ta mère ! Nous la choisissons bien, on lui explique tout, on la paye et on lui demande de se présenter à ta fête comme ta mère ! T’as pas dit que ta vieille est dans le tunnel ? Qu’elle est en pleine dépression ? »
« Enfoirés ! Et pourquoi vous devez justement trouver une pute pour interpréter ma mère ? »
« Parce qu’on ne peut pas se permettre une diplômée de l’Actors’ Studio ! Et parce qu’une mère DJ et étrangère, c’est un truc génial ! »
« Ma mère c’était une DJ, pas une traînée  ! »
On est en train d’arriver sur le raccord et il souffle une légère brise. Constix s'attendrit.
« Les voilà ! Les voilà ! »
BiDi prévient.
« On met de côté les trop sombres et les trop blondes ! »
« Moi, j’écarte personne ! Regarde celle-là ! »
« Ecoutez-moi ! Les trop claires et les trop sombres doivent être écartées ! »
« Mais ça c’est du racisme à l’envers ou du racisme classique ? »
« Pure statistique. Ta mère est châtain, plus ou moins comme toi. »
« Et celle-là ? Qu’est-ce que vous en dites ? Elle est même un peu fanée, comme tu la veux BiDI ! »
« Non !Trop retardée ! Pathétique ! »
« Les gars, regardez celle-là !Qu’est-ce que vous en dites de cette petite brune ? »
« Trop aguichante , ça ne va pas ! »
La petite brune s’approche de la décapotable et offre des facilitations.
« Salut, les jeunes ! Une réduction ça va ? seulement pour lycéens ! »
BiDi fait les présentations.
« Je m’appelle Manuel. Je te présente mes amis, Bruno et Mauro. On te paye bien mais on doit te parler avant ! »
Un homme distingué nous interrompt brusquement.
« Pas de préliminaires, les jeunes, le temps c’est de l’argent !Vous savez à combien est arrivé le pétrole ? Hier à Londres le Brent a dépassé le seuil des 70 dollars ! Mais vous vous rendez compte, au baril ! Vous devez vous dépêcher ! Synthétiques ! Les filles sont chronométrées ! » 
« On paye double tarif mais elle doit travailler avec nous l’après-midi ! »
« Je regrette, mais pour les heures de jour vous devez parler avec le Cash Manager ! »
« Bon, excusez-nous !Ce sera pour une autre fois ! »
« Vous ne voulez pas parler avec le Cash Manager ? »
« Ce sera pour une autre fois. Salut, pardonnez-nous ! »
La petite brune et l’homme distingué s’éloignent en commentant. « Casse-pieds ! »
« Mais pourquoi on l’a virée ? »
« On doit trouver une professionnelle indépendante, une qui travaille à son compte et prend ses décisions de manière autonome. On ne peut pas rester là à expliquer notre projet à tout le racket du Quadraro ! »
Il n’y a plus de prostituées. On prend une petite rue sans issue. Constix perd son calme et éteint le moteur.
« Ca suffit les gars ! Faites sans moi !L’idée de la fête est une vraie connerie ! Très peu pour moi. D’abord la décapotable, et le soutien-gorge de plongée, et maintenant louer la putain adéquate ! Mais ça aurait pas été mieux d’aller sur la Riviera? »
Un râle. Un râle humain sort de la rampe, peut-être du passage sous-terrain.
« Chut, taisez-vous ! »
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Chut !Il y a quelqu’un ! »
Le râle reprend, appelle au secours. Constix veut s’en aller mais BiDi a déjà un plan d’action prêt. « Toi, Constix, tu restes au volant et tu glisses tout doucement vers le bord supérieur. Puis tu éteins le moteur et tu attends prêt à partir dès que tu nous verras. Cuik’en a et moi on descend. Si tu nous entends crier, tu appelles au secours de ton portable ! On y va ! »
Quand nous sommes hors de la voiture, on n’entend plus rien. Mais le râle venait du passage souterrain, j’en suis sur. BiDi et moi nous enfonçons dans le tunnel. Une puanteur de merde paralysante, épaisse comme l’obscurité nous y attend. Des tas de crottes, de vomi et de seringues partout. On se prend par la main avec Blacky, comme deux poulettes en balade.
« K’en a, j’ai peur ! »
Je lâche la prise et je tire BiDi par les épaules. Une prise virile. Dans ce tunnel sombre, asphyxiant et merdeux où toute la ville balance ce qu’elle a honte de jeter dans les poubelles officielles, moi, Cuik’en a, l’intrépide, celui qui en a, j’ai une sacrée trouille et pas le courage de l’avouer.
« aïe, aïe ! »
On entend la voix, maintenant, clairement. Elle vient du centre du passage.
« Regarde, ça vient de ce tas-là ! »Je ne veux pas arriver à ce tas, je ne veux pas voir qui se lamente, jeté dans ce tas. Si on commence à courir on sera tout de suite à l’autre sortie. Ca ne fait rien si c’est plus loin, il faut sortir et ne pas revenir en arrière. Sortir et c’est tout. Je cours, je veux sortir. BiDi est en train de courir avec moi. Le sol est glissant. La pisse et le liquide merdeux coupent la respiration.
« Il est là ! Regarde ! Il bouge ! »
« Aïïe !Aïe !au secours ! »
Le tas de déchets bouge. Nous nous agenouillons près du sable mouvant.
« Au secours ! »
« Qu’est-ce que tu as ? Tu te sens mal ?On t’a tiré dessus ? »
La larve humaine respire fort. Je n’ai pas envie de la toucher.
« Au secours ! »
BiDi prend la larve par les aisselles et moi par les pieds, ou plutôt par les genoux. Nous retournons à la voiture. Les genoux de la larve sont froides et me glissent des mains. Je serre fort.
« Aïe !Aïe !Je vais mourir ! »
A la sortie du souterrain le vent du grand raccord annulaire nous agresse. Nous nous étions presque habitués à la merde. Constix est prêt, il nous attend au volant et allume le moteur. Mais ensuite il regarde mieux, descend de la voiture et nous rejoint.
« Donne-nous un coup de main !Allez Constix !Ouvre la portière !Il est en train de nous glisser des mains ! »
« Vous avez dû devenir fous ! Je ne le veux pas dans ma voiture ! Je ne l’emmène pas, celui-là ! »
Nous ne faisons pas attention à Constix et posons la larve humaine sur la banquette arrière. BiDi s’assoit derrière avec la larve, moi devant.
« Allez, démarre ! Qu’est-ce que t’attends ? »
Constix ne démarre pas et ne parle pas. La panique. J’ouvre la fenêtre. De l’air pur. Il démarre.
« Aïe !aïe ! »
Mais l’angoisse reste.
« On va où ? Je veux savoir où on va ! Dites-moi tout de suite où on va ! »
BiDi a élaboré un plan. Nous nous dirigeons vers la Polyclinique.
« Mais c’est un homme ou une femme ? »
« Qu’est-ce que j’en sais ? Une larve ! Prends à droite ! »
« Qui es-tu ? Comment tu t’appelles ? »
La larve ne répond pas. Constix conduit sans un mot dans les rues vides. On arrive à la rue de l’ hôpital, qui représente la ligne de division entre mon quartier et celui de Constix. Nous sommes presque arrivés aux urgences.
« Et qu’est-ce qu’on va dire aux infirmiers ? »
« Rien, on le pose là et c’est tout. »
La larve commence à hurler. Le coup de l’ hôpital est en train de le ressusciter.
« Aïe !Non ! Pas l’ hôpital ! »
« Ne t’inquiète pas ! On va te soigner ici ! Il y a des médecins, des infirmiers, des médicaments ! Tu vas mal ! Tu as besoin de soins ! »
« Aïe, non ! Pas d’ hôpital s’il vous plait ! »
Nous sommes en train d’arriver à l’espace de stationnement devant les urgences. Constix ralentit.
Un brancardier aux bureau des entrées nous suit du regard, prêt à intervenir.
« Pas l’hôpital, s’il vous plait »
« Allez Constix !Ne t’arrête pas !Allez ! Démarre !On s’en va ! »
On se déplace lentement, Constix fait semblant de vouloir garer la voiture un peu plus loin. Mais on repart. On s’éloigne rapidement. Allez !Allez !Quand on arrive au parking Mc Dillon, Constix s’arrête.
« Les gars maintenant ça suffit ! Je veux savoir ce qu’on est en train de faire, où on va. On le laisse où ?Je m’en fous si c’est un homme ou une femme, si il est vivant ou mort. J’en ai marre de vos initiatives. Si vous ne me dites pas tout de suite ce qu’on en fait, je vous balance tous là et je m’en vais ! »
« Du calme, on réfléchit ! »
La larve se plaint encore. « Aïe, aïe ! »
« Aïe, on a compris ! »
On décide de l’emmener chez moi, l’appartement de BiDi n’a qu’une chambre et une cuisine, ou plutôt, une cuisine à l’intérieur de la chambre et ils y vivent à quatre, BiDi, son père, sa mère, et sa plus petite sœur garde-malades payée à l’heure.
Nous amenons la larve chez moi, dans notre petit pavilllon. Dans la mansarde, j’ai une chambre au toit en pente avec une douche et vue sur la mare juste pour moi. Je descends en premier et je contrôle tout , pendant que Constix s’est approché, les phares éteints. J’entre dans le pavillon et essaye de ne pas faire de bruit. La télé est encore allumée dans la taverne, donc Dile dort tranquillement. Ma vieille, elle, est éveillée par contre.
« Tu es rentré ? Comment ça se fait que tu reviennes si tard ? »
« La recherche n’était pas facile, M’man ! »
Je fais le signal avec la lampe de poche et j’ouvre la porte principale. BiDi et Constix amènent la larve à l’intérieur et traversent le salon dans le noir. Sur la rampe des escaliers son corps se fait lourd comme du plomb. Dans ce souterrain à la con, il pesait dix kilos de moins.
« Ici ! Dans ma chambre ! Laissez-le là ! »
La larve continue à se lamenter quand on la balance sur mon lit.
« Les gars, on n’a pas fait une connerie ? »
« Quoi ? Et c’est à moi que tu le dis ? Le cabriolet est encore tout plein de saletés ! »
« Si Dile s’en aperçoit, il me jette à l’eau ! »
« Les gars, à mon avis on a embarqué un travesti ! Mais bon, si vous devez vous poser autant de problèmes, on l’emmène chez moi ! Il y a de la place ! »
« Merci Constix, tu es un vrai frère ! Mais pas de panique ! Tout ira bien ! Demain on verra ce qu’on peut faire ! Il est là provisoirement, seulement pour cette nuit ! Chacun fera ce qu’il pourra pour lui ! CuiKenA, pour cette nuit, tu essaies de le calmer. Mieux, fais voir vos médicaments ! »
BiDi veut étudier la médecine.
« Voilà ! Celui-là peut aller. Il n’a même pas dépassé la date limite. »
«  Mais c’est l’antihistaminique pour les allergies de Dile ! »
« Ca va le faire dormir comme un bébé. Maintenant on y va mais le plan d’action sera prêt pour demain. Cuik’en a, t’es un as ! Tu aurais dû le voir comme il s’est jeté dans le tunnel. Moi, je voulais revenir en arrière, lui rien à faire. Il m’a poussé et on s’est mis à courir dans le noir. Constix, t’aurais dû le voir ! Salut, t’en as vraiment, téméraire ! »
« Salut ! »
Constix et BiDi sortent. Dans le noir. La larve ne se plaint plus, mais sa respiration est rapide, elle a peut-être de la fièvre.
« De l’eau ! »
Il veut de l’eau, je vais à la salle de bain et je lui amène. Ma vieille m’appelle, rien ne lui échappe.
Je sors sur le palier, et je ferme la porte derrière moi. Elle est devant la porte.
« Tu as ramené une fille à la maison, pas vrai ? Tu sais comment tu dois te comporter ? »
« Quoi ? »
« Tu as pris tes précautions ? »
« Qu’est-ce que tu dis, M’man ? Quelles précautions ? »
« Vous vous aimez ? J’ai tout entendu. Tu as ramené une fille ici. Je te comprends, je suis ta mère. Moi aussi, j’ai été jeune. Essaye au moins de bien te comporter. Je la connais ? Tu connais ses parents ? »
Pendant que je réfléchis à comment lui répondre, la larve recommence à se plaindre.
« Aïe aïïe ! »
« Qu’est-ce que tu lui as fait ? Pourquoi elle se plaint ? »
Ma vieille est effrayée, elle n’attend pas la réponse, elle se jette sur la porte et l’ouvre avec son poids, envahit la pièce et allume la lumière. La larve a déjà vomi partout et est tombée par terre, juste sur le vomi tout frais.
« Mon Dieu ! Qu’est-ce que tu lui as fait ? Tu l’as violée ? »
« Maman, je t’en prie, parle moins fort ! Ecoute-moi ! »
« Tu l’as violée et tu lui as fait du mal ? Dis-moi ! »
« Non M’man ! Au contraire ! Laisse-moi t’expliquer ! »
« Tu lui as fait du mal d’abord et tu l’as violée après ? »
Elle se penche sur la larve et n’est pas dégoûtée.
« Mais elle est toute sale ! Elle est pleine de caca ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Aide-moi ! On va aller la laver ! »
Elle ne me donne pas le temps de m’expliquer, nous prenons la larve et l’emmenons dans la douche.
J’essaye de la faire tenir debout pendant que ma vieille règle la température de l’eau.
« Mais elle est pleine de bleus !Qu’est-ce que tu lui as fait, mon fils ? Tu as éteint tes cigarettes sur elles ? Et tu fumes en plus ? Et depuis quand tu as commencé à fumer ? »
Quand nous arrivons au slip sale et déchiré, nous découvrons que la larve a un robinet de chair au centre d’un contexte déconcertant.
« Mais…qu’est-ce que c’est que ce truc ? »
« Laisse tomber, M’man, je m’en occupe ! »
« Alors ce n’est pas une fille ?C’est un garçon ? Oh, mon Dieu ! Mon fils ! Mais pourquoi tu ne me l’as jamais dit, Bruno ?Pourquoi tu m’as laissée croire… ? Tu dois faire ton outing !Sortir à visage découvert ! »
Je lâche la prise mais la larve tombe sur le carrelage de la douche comme un sac de patates et cesse de se lamenter. J’amène une serviette, nous la séchons, lui mettons mon pyjama propre et la mettons au lit. On enlève le couvre -lit plein de merde et l’enfilons sous les couvertures. L’oreiller se salit tout de suite, la larve est en train de saigner du nez.
« Vite ! Des glaçons ! »
A la cuisine, Dile ronfle tranquillement devant la télé. Je fais doucement. Quand je reviens, ma vieille tient la tête de la larve soulevée et la serviette mouillée sur son nez
. « Allez, tu vas voir que ça va s’ arrêter comme ça !Respire par la bouche allez ! »
Les mêmes mots qu’elle me disait quand je prenais le ballon en pleine tête quand j’étais petit.
« Tu sais qu’elle s’appelle Sissy ? »
« Elle t’a dit son nom ? Elle t’a parlé ? »
« Mais ce n’est pas toi qui l’as battue ? »
« Non, c’est pas moi qui l’ai battue, M’man !Je ne la connais même pas. On l’a recueillie dehors avec BiDi et Constix. On l’a trouvée dans un souterrain et on l’a prise avec nous. Elle a été battue et jetée au milieu des déchets, M’man. Elle aurait pu mourir là. »
« Pourquoi vous ne l’avez pas emmenée à l’hôpital ? »
« C’est la première chose qu’on a faite, mais dès qu’on s’est approchés des urgences, elle a commencé à hurler. Elle ne voulait pas. Tu sais, elle a subi des violences, elle doit porter plainte… »
« Ou bien, ça peut être une clandestine, la pauvre ? Regarde !Elle s’est endormie. Elle ne saigne plus ! Tant mieux ! »
« Laisse M’man ! Va dormir ! je m’en occupe ! »
«  D’accord, je descends. Tu y arriveras à rester éveillé toute la nuit ? Tu dois aller à l’école demain, tu dois rendre ta recherche ! Appelle-moi, si tu veux que je te relaye ! »
« Oui M’man, merci ! »
« Et mets tes affaires sales au linge à laver ! »
Ma vieille descend, elle va dormir, et je m’allonge sur mon fauteuil, à coté de Sissy. Je lui écarte les cheveux mouillés de son visage tuméfié. Mon Dieu, faites qu’elle ne meure pas !

Traduit par Marina Spazzi

Helene Paraskeva est née à Athènes. Elle a étudié en Grèce, en Italie et au Royaume-Uni. Elle vit et travaille à Rome. En plus de l’enseignement (elle enseigne la langue et littérature anglaise) à l’Institut « G :Caetani » de Rome, ces dernières années elle organise et coordonne des projets interculturels en collaborant avec Universités, ONG et autres organismes du secteur de la médiation interculturelle. En Italie, elle a publié des récits sur différents revues littéraires et anthologies et les livres : Il tragediometro e Altre Storie (récits, Fara ed.2003), Nell’uovo cosmico (roman, Fara ed.2006), Global issues in English Literature (texte d’anthologie de la littérature anglo-américaine avec des pistes interculturelles pour le secondaire, CLITT 2003).

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Anno 3, Numero 13
September 2006

 

 

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