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Nostalgie

Elena bellei

Une fortune.

L’expert en argent me reçoit. Un tapis rouge avec des losanges en relief me conduit à lui. Son étude est décorée avec soin, et moi je me sens une dame. Bien sûr, et lui aussi me le dit. Installez-vous Madame. Pour tout le monde je suis Irina.
Alors qu’en faisons-nous de cet argent ? Nous voulons l’investir ?
« Ce n’est pas une fortune » dit l’expert en argent, alors qu’il interroge la machine de la pensée qui calcule. Il conte. Il soustrait. Il divise.
« ce n’est pas une fortune ». Répète-t-il.
C’est difficile à dire. Vous le savez vous ce qu’est la fortune ?
L’expert en argent ajoute des papiers. Et mille explications pointilleuses. Sur l’écran de l’ordinateur toutes les vérités des nombres apparaissent.
Tout est tellement certain et mesuré.
Vraiment, je voudrais qu’il me le dise. Allez savoir…la fortune.
Maintenant celle-ci s’élargit jusqu’à toucher la claire ligne de la liberté.
Peut-être que je pourrais m’acheter le temps.
C’est certain il faut risquer, ça je le comprends. Renoncer à des satisfactions immédiates et en prendre soin de ces sous, les faire grandir, comme des enfants, attendre avec patience.
Certainement Madame, mais comme je vous ai dit, ce n’est pas une fortune.
Oui, il me l’a déjà dit.
La machine des pensées aussi est d’accord, et elle dessine des graphiques colorés incompréhensibles et rassurants.
Cette intelligence artificielle peut transporter mille gains de l’autre côté du globe, l’investir dans une mine de diamants et rester à regarder. Vivre le frisson d’une cellule de levure, infinitésimale, qui voit depuis l’intérieur croître les richesses en une nuit, comme la pâte à pain. Prévoir ce qui adviendra demain, et peut-être retarder une guerre. Cette machine sait tout et contrôle tout. Mais qu’aurait-elle à dire sur mon deuil ?
Mon fils est tombé malade de froid.
Un manteau aurait suffi pour le sauver. Parmi mille et aucune chances possibles. Mais nous nous n’avions rien et nous sommes partis pour rien.
L’homme s’éloigne de l’écran en glissant sur les roulettes à sphère de son fauteuil en cuir, il renonce au langage d’expert, et prend une voix paternelle. Alors qu’en faisons-nous de ces petits sous ? Des petits mots comme on dirait aux enfants.
Lui, il a en poche un savoir qui ne me ressemble pas. Il a dans sa tête de petites vies, de fourmis laborieuses. Des restes de nourriture, des lambeaux de liberté tenus de côté dans le nœud du châle, ou dans le compartiment minuscule du portefeuilles.
Que sait-il de moi ? Et de mes pensées milliardaires ?
Je voudrais pouvoir lui expliquer, mais j’entends ma voix qui balance comme un acrobate sur un fil. Je répète des demies phrases indécises reliées entre elles par un balbutiement. Je voudrais organiser mes idées, les accompagner de mots importants.
Et l’homme me dit :
« Alors Madame décidez-vous »…
C’est si difficile. Combien de manteaux peut-on acheter ?Combien de couronnes de reine ?Combien de chaussette en laine ? Je multiplie. Je divise.
Mais combien ça fait ?
Les gens aussi me le demandent.
Alors je suis venue ici chercher la fortune…Irina ?

Où étais-je ?

Cette nuit, j’ai rêvé de ma mère. Elle est assise sur un banc au milieu d’un nuage. Elle porte un manteau clair qui couvre ses genoux et l’enveloppe sur les côtés, sur le banc. La lumière est vive comme de l’eau qui glisse sur du cristal et semble ne pas venir d’une seule source, mais qu’elle jaillisse de chaque canton du ciel. De manière à ce qu’il n’existe pas d’ombre, car celle-ci reçoit de la clarté, et rien n’est caché par rien.
« Tu sais, peut-être qu’ils vont réussir à me renvoyer en bas ».Me dit-elle. Elle se réfère au personnel du ciel. Aux fonctionnaires, si influents.
« Ils sont en train de regarder les documents… »Dit-elle.
« Ça te plairait de revenir ?…Tu n’es pas bien ici ? » je lui demande.
« Si »me répond-elle « Mais si je reviens, je peux te revoir. Tu étais en Italie, tu le sais bien, quand mon cœur s’est rompu et que je suis tombée par terre. »
Babuschka Missa et Olia s’ajoutent à nous.
Nous nous promenons un peu sans parler. Puis Babuschka vend la mèche. Elle dit à ma mère de ne pas croire, je n’envoyais pas tout l’argent à la maison quand j’étais en Italie, j’en gardais une partie pour moi, et elle m’a vue, passer dans les magasins pour acheter du vin, du vinaigre balsamique et une aigue-marine. C’est vrai.
Je m’approche de ma mère, je lui mets mon bras sur ses épaules, je lui demande ce dont elle a besoin. Je jure que je lui enverrai.
Elle commence une liste infinie.
Des pâtes, de l’huile, un collier, un coussin en velours et des cahiers, un panettone avec des raisins sec, de la dentelle noire et de la dentelle blanche et un tapis volant.
Et elle sourit, elle dit oui avec la tête, « oui oui c’est ce que je veux vraiment », elle a le regard de quelqu’un qui sait . Je l’embrasse et alors que je la sers contre moi je sens un petit coup, comme une explosion en elle à la hauteur du cœur. Son corps se fait lourd. Une onde imperceptible la traverse et sa tête se secoue à peine avant de s’endormir d’un côté.
Mais cette fois je suis avec elle et je ne la laisse pas tomber.
Je la tiens et je me fais robuste comme je ne l’avais jamais été.
Je la couche doucement et le ciel devient de chapelure comme la plage de Dantzig. Et les nuages bruyères et les roches lisses de vent.
Je t’amènerai tout ce que tu demandes car c’est pour ton courage que je suis partie, pour ton côté sauvage, qui m’a fait ne pas avoir peur.
Cette explosion que tu ressens, ce n’est pas ton cœur malade, mais un feu d’artifice, long et court comme une vie.
Ne t’inquiète pas. Je suis avec toi maintenant.

L’autre.

L’auto me remmène à la maison.
Un voyant allumé sur le tableau de bord nous rappelle l’essence. Les panneaux de signalisation me ramènent au présent. Il fera bientôt nuit et j’arrêterai mon corps pour le reposer pendant que, les longues ondes de mon cerveau, celles qui arrivent dans le demi-sommeil des premières heures de la nuit, me tiendront compagnie.
Et ce sera comme de changer la roue d’une voiture qui roule, mettre en place les objets qui servent pour faire fonctionner la vie, alors qu’on cherche loin, derrière et devant nous pour en retrouver le sens.
Quand je pense à rentrer, j’imagine de me retrouver.
D’entrevoir au loin une autre moi.
Je vois une femme jeune avancer sur la pente boueuse devant chez elle, avec des bottes en caoutchouc. Une jupe courte et ample couverte d’un tablier.
Elle ne porte rien sur soi. Pas de sac, ni de colis, ou de fille. Elle me semble si légère.
Elle a les jambes fortes et des muscles évidents qui prennent forme à chacun de ses pas.
De longs pas comme si elle voulait, par ceux-ci, mesurer le terrain.
« Ne regarde pas par terre quand tu marches il n’y a rien là .
Tu ne trouveras rien même si tu cherches bien »
Cette terre, la terre que j’ai quittée ne donnait plus de fruits, ni d’air, ni de souffle.
Elle ne me voit pas ou détourne le regard. Comment peut-elle me reconnaître ?
Elle est restée, elle n’a pas marché avec moi jusqu’à s’en faire saigner les pieds.
Elle connaît ce qui a été, elle ne sait pas ce qu’il en sera après elle.
Donc elle ne sait pas de moi. De l’autre moi.
Sur le portail de la maison, elle s’ajuste les cheveux, elle regarde son beau visage sans ride sur la plaque de laiton qui porte son nom gravé :
Anna Prochazka.
Avant d’entrer son regard s’étend autour d’elle pour voir le vide immense, où des silhouettes de bouleaux suggèrent un horizon trop lointain pour essayer de le rejoindre..
Je me fais réelle au portail de la maison. Moi aussi, je m’ajuste les cheveux. Moi aussi, je me regarde sur la plaque de laiton qui porte mon nom gravé : Anna Prochazka.
Du fond de la cuisine Anna me voit et court dehors. Elle frotte énergiquement les paumes de ses mains sur son tablier sale et parcourt en hâte le pan de sentier qui la sépare de moi.
Bienvenue. Dit-elle.
Bienvenue à toi. Je réponds.
Et nous nous regardons comme il faut. Nous nous ressemblons encore, avec nos cheveux clairs et fins toujours décoiffés.
Et on ne saurait dire qui est l’une et qui est l’autre. Alors ? Tu es là ! … Tu es fatiguée ? Dis-moi.. Comme tu es belle ! Quelle belle surprise…
Mais ce sera moi qui lui raconterai ce qu’il y a dans le monde. Elle, elle n’a rien à dire.
Car, grâce au ciel, elle est restée quand moi, j’ai décidé de partir.

Les soins.

Cet homme est vieux. Et lourd. Son corps se soulève difforme. Aucun de ses gestes n’aboutit. Il heurte et trébuche. Informe. Il ne trouve pas sa place.
Une triste faiblesse l’entraîne vers le bas. Il traîne ses épaules avec la docilité de ceux qui savent qu’ils s’en iront bientôt.
Je l’installe dans son fauteuil. Et il reste là avec sa tête large, bouche ouverte, inerte.. Il semble que ses sentiments sont pareils que lui, et ses lèvres sans sang.
Dans la torpeur d’une éternelle digestion, il entrouvre les yeux, il régurgite.
Il se s’installe, il se met à l’aise, il somnole. Maintenant j’ai l’impression qu’il respire mon air.
Je voudrais lui parler, je parle seulement avec moi. Si ce n’était pour les femmes que je rencontre au parc le dimanche matin, je parlerais seulement avec moi.
Mais il vaut mieux le laisser tranquille. C’est la première nuit qu’il a le souffle régulier. La première nuit qu’il se repose tranquillement depuis qu’il a eu ces papiers en main.
Ils sont là, dans le tiroir de sa table de nuit. Il ne les a plus regardés comme si ils ne lui appartenaient pas. Le rapport est détaillé et sans cœur.
Une employée l’aura imprimé sur son ordinateur, parmi d’autres, un soir en hâte, quand c’était déjà l’heure de sortir. Dans un laboratoire frigide où la vie change quand un fantôme voit quelque chose qui ne va pas sous la lame du sang dans le microscope.
Ça ne changerait rien si à sa place dans le tiroir il y avait une fiole de poison, ou un pistolet avec un silencieux. Ce serait la même mort, il doit s’en aller, qu’importe comment. La lumière du dehors se fait plus claire et filtre entre les persiennes. Il n’est pas nécessaire de laisser la lampe allumée.
Puis tout restera comme c’était. Même cette couverture qui me semble encore belle, on la remet sur le lit demain aussi, après aussi.
Tout reprendra comme c’était. Même si les enfants pleureront leur grand-père et je perdrai mon travail. Dans cette chambre il y a une odeur de renfermé et de sueur et du dehors le bruit de l’aube arrive. Je me sens gênée et je voudrais être ailleurs. Ce vieux pourrait être le mien… par ce paradoxe qu’est la vie qui t’emmène loin de chez toi pour répéter les gestes de chez toi. Qui est proche du mien maintenant que je suis à mille kilomètres de son corps. Certainement une autre femme.
Là il va me demander son café, et puis son bain. Chaud.
Il se fait prendre comme un enfant. Une main sous les jambes pour les traîner sur le côté du lit . Je sais qu’il y arrive mais il préfère comme ça.
Il entre maintenant en se tenant à moi et il glisse dans la baignoire en faisant déborder l’eau et la mousse. La chaleur fait du bien au cœur.
Je lui savonne le dos et la poitrine, qui s’est fait vide comme ses discours, tandis que je fais semblant de l’écouter.
Je lui frotte les bras et les jambes avec un peignoir rugueux. Ça fait du bien, ça fait circuler le sang. Dieu sait si ça peut réussir à le faire durer plus longtemps.
Tu vas mieux maintenant ? Je te promets que quand l’heure viendra, je relaverai les rideaux et je remplirai la chambre de fleurs…
Mettons-nous un peu là. Assis côte à côte, à faire passer le temps sur le canapé du salon. Côte à côte, comme l’amour et la haine. La poudre de talc forme un nuage parfumé qui en confond les limites.

Cher père

Cher père être avec toi c’était comme marcher dans l’ombre. Là dans le sentier où finissait la peupleraie, loin de la route. A travers les sentiers desséchés par la chaleur. Tu te rappelles ? Nous nous mouillions les pieds dans le lac et nous revenions en nous tenant par la main, en marchant sans peur le long du parapet .
C’est moi maintenant qui suis la plus proche de la route. Il n’y a personne devant moi pour regarder dehors et me dire..  « attention- pas maintenant- ce n’est pas prudent »-
Maintenant je suis loin et la terre me manque !
Et pourtant je marche sur ce qui n’est pas de la terre, et je cherche, et je parle, dans mon italien hésitant, pour expliquer que je suis capable, que j’ai les épaules larges, qui je suis.
Je compte jusqu’à trois et je trouve le mot dont j’ai besoin. Moi.
Nous avons continué à nous écrire, toi et moi, quand les patrons de nos âmes nous en empêchaient et que la police ouvrait notre courrier. Elle lisait la normalité quotidienne et volait nos secrets.
Ne t’inquiète pas Olga-me disais-tu- compte jusqu’à trois et trouve le mot dont tu as besoin.
Je lisais, donc, un mot sur trois pour composer la lettre et j’éprouvais de tendresse pour les autres, inutiles et complices, qui mouraient sur le papier.
Tu me racontais de l’hiver, d’un thé chez Leda avec des tasses en porcelaine, et de mes sœurs.
Rien d’inconvenant, rien, mais ma fuite en occident faisait de vous tous des ennemis de la patrie, à tenir à l’œil … et à scruter jusque dans vos cœurs.
Un jour, de trois en trois, tu m’as offert ta foi absolue.
Une lettre comme une prière.
Olga-disait-elle- notre avenir sera radieux. Tu n’as pas voulu croire, tu n’as pas su attendre, mais ici il y aura la liberté et la vie se remplira de promesses. Sur cette terre, peut-être seulement sur celle-ci, l’avenir s’élèvera et notre résistance est un gage de bonheur.
Et encore incrédule tu me demandais : Pourquoi es-tu partie ? Cela en valait-il la peine ?
(en polonais et en italien)
Ainsi mon choix était payé jusqu’au bout, et même ta complicité manquait. Je t’ai déçu ? n’est-ce pas ?
Cher père être avec toi c’était comme marcher à l’ombre. Protégée.
C’est moi maintenant qui suis la plus proche de la route. Personne ne regarde dehors pour moi. Je suis seule à décider de me tromper. Cela en valait-il la peine ?
Maintenant je marche au soleil. Je pose mon pied rhumatisant. D’abord la pointe, avec mes doigts qui débordent des sandales.
Je sens si la terre tient et je fais un autre pas.
Je marche.
Aujourd’hui je marche au soleil. Je m’achète une robe légère. J’imagine ce que je ferai demain et le jour d’après. Et je réponds au sourire d’une femme qui passe à côté de moi.

traduit par Marina Spazzi

Elena Bellei vit à Modène où elle exerce l’activité de journaliste. Elle a collaboré avec des journaux locaux et nationaux et a traduit des textes de psychanalyse pour Editori Riuniti et Laterza. C’est l’auteure de Lettere a Meriem (Clio ed.) dont est inspiré un spectacle pour les écoles contre le racisme. C’est l’auteure de Awa che ha dentro due mondi, une pièce théâtrale sur l’identité migrante, et le texte Nostàlghia a été mis en scène par l’association culturelle Integra de Modène, accompagné de projection d’images et de musiques au piano. Elle s’occupe de parité et de communication interculturelle, et son roman Mater est en cours de publication chez l’Editrice Incontri.

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Anno 2, Numero 10
December 2005

 

 

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