-La sorcière est morte ! La sorcière est morte ! – avait crié le garçon tôt le matin.
-Une autre fois ? - avaient-ils tous pensé, et ils étaient restés au chaud, au lit.
Quelques heures après, quand par scrupule le maire et le curé étaient allés contrôler sur la colline, il ne pouvait plus y avoir de doutes : Madame Flora était vraiment morte.
Le corps plein de bleus de la vieille faisait impression.
-Et maintenant ? Nous devons lui faire un enterrement- avait demandé le curé qui ne réussissait plus à éviter la question.
-À qui ? À cette catin ? À celle qui a rendu malade tout le village ? – avait crié le maire – comme pour son mari nous devons lui faire, comme son mari. Avec un cercueil vide.
Le cercueil vide.
À Gitruzzi le temps est un rituel infini : madame Flora est très jeune, elle transporte en souffrant le cercueil de son mari.
Les hommes la suivent, leur tête basse est une excuse pour lui regarder les jambes.
-Et maintenant ? - se demandent-ils avides- maintenant que fera madame Flora ?
Au centre du cortège les paroles des femmes- Il est mort en bateau, en bateau !- Il est mort au travail, il était ministre en Argentine- En bateau je te dis. Celui-là il ne l’a même jamais vue, l ‘Argentine.
Le cercueil vide de madame Flora descend lentement vers le cimetière : le corps de la vieille a été brûlé dans la colline.
Personne au village n’a voulu la transporter, le corbillard est traîné par le bœuf du maire.
-Après tu l’amènes à l’abattoir- lui avait conseillé son frère avant l’enterrement.
-Mais qui voudrait se manger cette sale bête- lui avait-il répliqué.
La fumée du corps brûlé a une odeur douceâtre, qui suit constamment le cortège funèbre.
Aucune musique, aucune voix.
-La sorcière est morte ! Madame Flora est morte !
-Mais qui était Madame Flora ?
Tout le monde la connaissait au village- compliments à ta mère, heureux celui qui t’épousera !-criait derrière elle le forgeron quand il la voyait passer en hâte, le matin peu après l’aube.
Dame Flora était la femme la plus belle qui n’avait jamais été vue : les yeux bleus et les cheveux noirs, les jambes longues et le dos délicat. Tout Gitruzzi se retournait à son passage, il semble que presque la moitié des hommes l’avait demandé en mariage, mais elle s’était mariée tard, à presque trente ans, avec un cousin lointain : Gino, le beau Gino, Gino le boulanger.
Pendant deux ans, ils s’étaient tant aimés, ils s’étaient écrit des poésies et des lettres d’amours, ils s’étaient des promesses et des serments.
Puis, un jour, Gino avait dû partir.
Qu’est-ce qui nous fait continuer comme ça, madame Flo, à vivre cette vie de merde ? À crever de faim, à mendier pour un bout de pain ?
Je veux faire de vous une princesse, une princesse. Là, en Argentine, les maisons n’existent même pas, parce que tout le monde a sa villa, et moi je veux vous emmener là. Je pars, je reviens, et je vous prends avec moi, et quelle vie madame Flo, quelle vie !-
Et elle l’avait embrassé fort, en retenant son souffle et en espérant d’étouffer sur lui pour ne pas être laissée seule.
Gino lui envoyait une lettre par mois, il lui écrivait que presque tout était prêt, qu’il était sur le point de revenir, qu’il devait seulement choisir le pavé et l’entrée de leur villa. Il était cuisinier en Argentine, et il gagnait bien.
Il voulait ouvrir un restaurant, et elle l’aiderait.
La dernière lettre arriva une année après.
-Je suis loin, madame Flo, et j’ai perdu votre visage, Ici en Argentine, du travail, il y en a, autant qu’on veut :
plongeur, garçon, ouvrier, peut-être serveur. La belle vie ? Elle n’existe pas, même pas en Argentine. Je ne peux pas revenir au pays comme ça, avec tout le monde qui me demande : À Gi, t’es fou, t’as laissé l’paradis pour revenir là ?- mais vous que viendriez vous faire ici en Argentine ?
J’ai trouvé une fille, ici, une brave fille, elle aussi fille de chez nous. Je me marie madame Flo, et vous devez le faire vous aussi.
Ici ou là, Italie ou Argentine : c’est triste, mais le paradis n’existe pas.-
Dans le cercueil vide du mari madame Flora avait mis les douze lettres : personne ne s’en serait aperçu.
- Vous êtes triste dame Flo, vous êtes triste ? -lui demandaient ses amies avec insistance.
Mais elle ne se sentait pas triste : - le paradis n’existe pas- continuait-elle à répéter, et le curé qui marchait derrière elle et qui entendait tout se signait de suite .
-L’âge d’or de madame Flora a été après la mort de Gino. Pendant deux ans c’était une merveille : grande, toujours vêtue de noir, et si généreuse.
Le facteur se la rappelle encore, et de ses doigts il se touche ses lèvres sèches.
-Ici, je l’ai embrassée. Ici! Il indique encore ses lèvres, il les humidifie de sa langue - Moi ! Moi j’ai embrassé madame Flora !-
Après les usines de peintures, après les bauges des cochons ( les petits y allaient toujours, pour voir les plus grands s’embrasser), après la vieille fontaine, finissait Gitruzzi.
À droite d’une église en ruine, sur la place de la fontaine, madame Flora tenait le comptoir des baisers.
- Encore un, madame Flo, encore un !- la priait le frère du maire, et elle lui souriait et le baisait encore.
Elle ne parlait presque plus, madame Flora : elle riait et elle embrassait, elle embrassait et riait et elle avait toujours les lèvres humides, elle se les essuyait quand le soir arrivait et elle retournait seule chez elle.
- À moi aussi ! À moi aussi !- hurlait le garçon du forgeron -je suis pas si jeune que ça !
Un petit baiser, puis elle avait vraiment fini.
Chez elle, elle trouvait un paquet avec des provisions, cinq ou six lettres d’amour, un gâteau de fromage blanc au chocolat.
Elle avait pris le comptoir des baisers après les funérailles de Gino, chaque jour de quatre heures à dix heures du soir les hommes du village cherchaient sa bouche, ses lèvres, sa langue.
Elle embrassait, embrassait, embrassait et puis rentrait seule chez elle.
Les hommes lui faisaient avoir des provisions, les lettres et le gâteau, et tout ceci avait continué comme ça, pendant presque deux ans.
Tous à Gitruzzi se rappelaient du jour du retour de Gino : Il avait grossi en Argentine, et il marchait gauchement. Dans ses paroles, une ombre d’accent espagnol.
Au début, le gérant du bar ne l’avait pas reconnu, puis il s’était mis à hurler et tout le village l’avait su.
-Gino est revenu ! Le mort est revenu !-
Gino s’en était allé aussitôt, il voulait seulement revoir l’endroit où il était né avant de partir encore, mais ce soir-là madame Flora ne trouva pas les provisions et le gâteau à l’attendre, mais cinq garçons qui l’insultaient : - Catin ! Sorcière ! Catin !-
Madame Flora s’enfuit chez elle épouvantée.
Le jour d’après elle n’alla pas au comptoir des baisers : elle avait su elle aussi.
Sa décadence physique fut rapide et inexorable : à trente-cinq ans elle en paraissait cinquante, à quarante soixante-cinq, quand elle mourut c’était une « vieille » de quarante-huit ans.
Ses dernières années de vie furent horribles : elle eut douze enfants illégitimes avec douze hommes différents, elle souffrait de crise hystériques pendant son sommeil et le matin elle se réveillait pleine de bleus.
-C’est Saint Antoine- disait-elle- Saint Antoine me poursuit-
Le village ne voulait plus rien savoir d’elle.
- C’est une sorcière, une prostituée- disaient les homme et dans le même temps ils pensaient au comptoir des baisers vide et aux fois où ils y étaient allés eux aussi.
Avant de mourir dame Flora avait demandé d’être enterrée justement là, près du comptoir des baisers.
Au contraire elle avait été brûlée sur la colline, et son cercueil gisait vide à côté du cercueil vide de son mari Gino.
Sur sa plaque tombale en bois, une écriture incertaine d’une main inconnue :
« Le paradis n’existe pas ».