Interview sociolinguistique Pour une thèse de mémoire de Silvia Bertelli
Depuis combien de temps habitez-vous en Italie ? Pourquoi vous êtes venu ici ?
Je suis arrivé à Milan le 07 ou le 08 novembre 1992 vers 6 heures du matin. J’avais passé la nuit sur le train qui me portait de Rome où j’avais atterri la veille vers 15-16 heures de l’après- midi. Et, depuis, je n’ai plus quitté Milan. Chaque entreprise humaine, petite ou grande, est déterminée par un complexe de motivations et de raisons. Mais il y a toujours quelque raison déclencheuse qu’on appelle motivation ou raison principale. J’entends par motivation une cause émotive-existentielle profonde difficilement dicible ou quantifiable. J’entends par raison une cause ou une fin objective et objectivable. Quant à moi, ma raison principale était de pouvoir travailler et gagner un peu d’argent pour aller poursuivre mes études en France ; je ne pouvais réaliser cet objectif qu’à partir d’un pays européen voisin où je pourrais convertir l’argent pour payer mon séjour et mes études. L’Italie était ce pays-là. Et en plus j’avais un ami qui m’avait hébergé et aidé les premiers temps.
Quel était votre travail quand vous habitiez dans votre pays ? Qu’est-ce que vous faites comme travail en Italie ?
En Algérie je travaillais dans un organisme de sécurité de travail dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. J’étais responsable chargé de formation et documentation. J’organisais des journées d’étude sur la sécurité du travail, des campagnes d’information et de sensibilisation sur les risques du travail, des séminaires et des stages de formation des agents de sécurité. En Italie, ce n’est qu’en juin 2006 que j’ai pu trouver chez les Librerie Feltrinelli un travail stable et avec contrat indéterminé comme employé de bureau (insertion de données). Avant, je faisais ça et là des travaux parfois au noir, parfois réguliers ; manœuvre à tout faire, distributeur des dépliants et des réclames, faciliteur et médiateur linguistique près les écoles qui ont des élèves d’origine arabe, enseignant de la langue arabe pour Italiens et la langue italienne pour les Etrangers, j’ai même donné des conférences (et je le fais encore, bien que rarement) sur la culture, la langue et la littérature arabes près des associations culturelles, des lycées et des universités.
Avez-vous des enfants ? Où sont-ils nés ?
Non je n’ai pas eu d’enfant, si j’excepte un, mort-né (sa mère ne l’avait pas voulu et elle avait avorté).
Est-ce que vous êtes bien installé ici ou comptez-vous rentrer au Maghreb ?
Ah, ça je peux le dire : je n’ai pas à me plaindre. J’ai un travail, une habitation, une femme que j’aime et qui m’aime, des amis et je ne manque pas de projets même s’ils sont parfois irréalisables ; comme tout le monde je vis aussi avec un peu d’utopie. Je crois que je me suis bien adapté à la vie de Milan. Je jouis tranquillement de tous les droits et services que me permettent les lois en tant que citoyen non italien. Bien entendu, j’ai aussi ici et là quelques problèmes et d’autres soucis personnels et politiques ; et l’angoisse existentielle, si elle ne me donne pas de répit, elle me permet au moins de ne pas trop m’ennuyer. Quant au retour, l’Algérie est toute proche, juste là, derrière l’horizon. Ce qui la sépare de l’Europe ? une modeste étendue d’eau (700 km, moins de la longueur de la Seine) et de temps (une heure et demi). A propos, les Français disait de l’Algérie qu’elle est séparée de la France comme Paris est divisé par la Seine (!!). Et puis au temps des téléphones cellulaires et des autres webcam, l’on se sent de plus en plus moins loin qu’auparavant de son pays partout où l’on se trouve. Les hommes de notre époque grâce à la technologie des moyens de transport moderne et des télécommunications sont devenus ubiques. Enfin il y a la connaissance de la langue qui me rend familière l’Italie, quasi di casa. J’ai l’impression que si un jour je dois retourner en Algérie c’est pour y mourir… s’il m’est possible de programmer mon ultime jour. Cela ne veut pas dire que je suis un homme qui vit sans cœur, sans nostalgie. La nostalgie c’est cet affect douloureux pour un objet désiré et à portée de la main, comme par exemple le sein de la mère pour un bébé à peine sevré, qu’une situation intenable rend irragiungibile. Mais la nostalgie pour moi n’est pas une force négative. Elle est cette énergie non investie qui s’accumule dans nos cœurs en s’alimentant de tous les affects désormais sans objets (Freud docet). Et l’Energie (il n’y a pas de différence de qualité entre toutes les formes de l’énergie que nous connaissons), nous le savons bien aujourd’hui, doit nécessairement finir par avoir quelques débouchés (sbocchi). Elle doit finir par avoir raison de toutes les limitations et de tous les interdits. Pour ce qui me concerne, mon amour pour mon pays ne s’est pas atténué donc. Je ne saurais oublier ma terre qui m’a donné la vie et a nourri mon enfance de joie et de douleur et ma jeunesse d’espoir et de soucis… et de poésie aussi. Quand il préparait son livre sur le retour (La Ferita di Odisseo) Taddeo Raffaele m’avait sollicité pour lui parler du thème de retour au niveau personnel et dans la littérature arabe. Je lui avais dit entre autres choses que le retour ne devrait pas nécessairement signifier le voyage physique avec un billet aller sans retour, mais que le retour du voyageur devrait être compris comme l’étincelle de Prométhée qui part réchauffer et illuminer une tranche de l’humanité. C’est cette étincelle qui fait le voyage. Quant à la personne, elle est comme cette « Voce dal sen fuggita più ritirare non vale. » Quelle est cette étincelle dans mon cas ? faire de véhicule qui passe la culture d’une rive à l’autre dans un mouvement incessant d’absorption et de réverbération. Ce sera fort modeste dans mon cas, mais c’est désormais ma vocation. D’ailleurs à peine foulé le sol italien pour la première fois j’en ai fait le vœu et me voici à en porter la croix, et le mérite aussi… du moins je le crois et j’espère. Car ce n’est pas toujours facile…
Vous y retournez pendant les vacances ? Pour combien de temps ?
Mon retour au pays s’accomplit de tant de manières ; souvent la nuit, dans mes rêves, ou de jour dans mes rêveries, je me vois avec des amis, des parents, des collègues en train de bavarder librement dans ma langue lointaine… je me vois en train de parcourir les chemins de mon enfance et de ma jeunesse, de monter ou descendre les collines de mon village, de revisiter les classes de mon école, de mon lycée ou de mon université, de contempler les splendides étoiles ou la plein lune des nuits sereines d’automne… Il m’arrive aussi d’y retourner en chair et en os et alors une foi l’an je prends l’avion et dans une heure et demi je me retrouve là à respirer davvero l’air de mon pays, à en sentir le souffle de ses gens, mes gens, à me baigner les yeux de sa lumière et je suis tout simplement heureux… et alors ce sont une vingtaine de jours pleins de joie et de rencontres heureuses. Là, durant ces très brefs jours, je raconte mon Italie et j’écoute mes gens raconter mon Algérie et la leur, souvent autour d’une meida où se côtoient dans une harmonie inédite entre autres plats, une « pastasciutta al pesto » et un couscous aux légumes, une crème de poireau et une salade aux cornichons, una crostata et una tammina… Je leur fais entendre de la musique italienne et je m’enquière des nouvelles chansons locales. Je leur conseille des look à l’italienne, de la toilette personnelle au décor du devant de la maison en passant par la manière de cultiver les fleurs ou de tenir l’intérieur de la maison… Et je ne me souviens pas d’avoir pleurer ou éprouver quelque amertume si ce n’est quand mes jours algériens arrivent à échéance ; alors ça vaut quelque chaude larme qui me monte du magma des désirs qui se remettent à chambouler et à chambouler mon être. Et alors là intervient ma seconde patrie avec ses charmes et sa tendresse…
Quelles langues est-ce que vous parlez là-bas ? français, arabe, berbère, autres…
Le berbère, je ne le connais pas… j’aimerais tant l’apprendre mais je n’ai pas encore trouver l’occasion. Quant au français, comme je te l’ai dit, à part mes lecture ou l’insertion de quelques mots ou expression dans ma langue parlée, je ne l’utilise absolument pas. Il me reste comme langue de communication orale avec mes gens le dialecte arabe de ma région..
Est-ce que vous avez l’impression que vos relations aux langues changent lorsque vous rentrez au Maghreb ?
Bien que la question ne m’est pas assez claire, je pense que rien ne change dans mon attitude envers les langues que j’ai apprises, si ce n’est le choix d’utiliser l’une ou l’autre selon le contexte, les personnes et les situations. Il m’arrive parfois de crier ma joie, une joie non-innocente, de connaitre les langues que je connais et alors l’envie de les utiliser sur le champ, sans à-propos, me prend et tu me vois insérer ici et là sans raison ou motif apparents un mot, une expression ou parfois même un sujet à discuter ! Autrefois, ce type d’orgueil je le mettais sur le compte du prestige que les ex-colonisés que nous sommes reconnaissons à la langue française… je me rends compte maintenant que c’était là l’effet d’une illusion d’aliénation !
Quelle est votre langue maternelle ? Connaissez-vous d’autres langues ?
Je commence par la seconde tranche de la question : oui j’en connais et je ne cesse d’en apprendre, quand je le peux, d’autres encore (si connaître une langue signifie essayer de l’apprendre, d’en perfectionner l’apprentissage, de l’utiliser et de la personnaliser surtout). Une langue est, chez la personne qui la parle (la possède), cette capacité de pouvoir tout exprimer à travers elle, quitte à recourir à sa contamination par emprunts à d’autres langues ou à la création des néologismes. Car une personne censée connaître une langue ne doit pas être considérée comme une espèce de dictionnaire. Si le peu ou le trop de la langue qu’une telle personne connaît lui suffit de s’exprimer, on peut dire que cette personne maitrise bien la langue qu’elle connaît. Pour moi, la connaissance d’une langue nouvelle est comme une greffe d’une plante sur une autre. Toutes les langues, de ce point de vue, se révèlent compatibles entre elles. Elles n’attendent que la main experte et patiente du greffeur pour prendre et se fondre dans la gestalt générale qu’est la Langue. Donc plus on connaît de langues, plus sera riche, variée et profonde notre langue personnelle. L’arbre mère serait cette langue qu’on appelle communément mais affectivement maternelle. Car au fond elle est plus primaire que maternelle, mais puisque primaire renvoie à la froideur des nombres et de l’objectivité, je concède cette appellation affective de maternelle. Quand j’enseignais l’italien aux Etrangers, j’ai eu affaire à un maçon marocain, analphabète complet (il n’a jamais été à l’école). Il évoluait assez agilement tant qu’il était question d’apprendre à reconnaître les lettres de l’alphabet à accoupler les lettres pour former des syllabes et des mots. Mais le jour où nous avions entamé la grammaire, il n’a plus pu faire aucun progrès. J’ai beau lui expliquer en italien, en arabe et en arabe dialectale la notion des verbes, c’était inutiles. Et c’était peut-être la raison majeure pour lui d’avoir laissé tomber l’apprentissage de la langue italienne. Je suis sûr que, s’il avait eu une connaissance grammaticale dans sa propre langue (l’arabe), il aurait non seulement appris mais appris facilement la grammaire italienne. Et c’est naturel, on ne peut pas greffer un rameau vivant sur un tronc mort ou sur une colonne de marbre. Quant à la première tranche de la question, je crois y avoir répondu en comparant la langue chez l’homme à un arbre. A ce point, j’ajoute que tous les mots chez un polyglotte deviennent familiers entre eux et constituent un répertoire de synonymes, de contraires ou d’homonymes qui font part du même registre, de la même famille qu’est l’arbre greffé ; et les syntaxes particulières deviennent des manières de dire tout à fait compatibles et possibles comme les formules de prose de M. Jourdain ou comme les vers greffés d’Ezra Pound.
Comment avez-vous appris ces langues ?
Je les ai étudiées à l’école et je continue à les cultiver et à les étudier en lisant et en écrivant. Bien sûr, ma connaissance de l’arabe, du français et de l’italien dépasse de loin celle de l’anglais, de l’espagnol et la connaissance de celles-ci est trop en avance pour ce qui concerne le latin, l’allemand ou le portugais. Mais je les aime toutes d’un égal amour, puisque c’est grâce à mes efforts et mes sacrifices que je les possède et que j’en peux disposer. Je n’exagère pas si je dis que chaque mot nouveau que j’apprends ou chaque nouvelle expression est pour moi une joie puisque c’est une nouvelle acquisition, une richesse en son, en sens et en sensibilité.
Quelle est votre formation? Vous avez fait quel type d’études? (première version de la question) - Quels études avez-vous fait ?
Mes études principales sont la psychologie clinique. Mais j’ai fait d’autres petites formations : de journalisme en Algérie et de médiateur en Italie avec l’Associzione degli psicologi italiani.
Quelle langue parlez-vous chez vous ? Au travail ou bien hors de chez vous ?
Je parle l’arabe dialectal algérien qui est très contaminé par des termes et expressions en français, en berbère et même en italien. Mes études universitaires je les ai faites en français. Quant à mes lectures et mes écritures, je les fais dans mes trois langues principales : arabe, français et italien. Si vous rencontrez un compatriote en Italie dans quelle langue vous communiquez ? Souvent je lui parle en arabe, car c’est aussi un besoin d’user cette langue qui me manque tant. Je crois que mon interlocuteur utiliserait lui aussi volontiers l’arabe ; car comme moi il doit avoir, lui aussi, un peu de nostalgie pour sa langue. Mais quand je me trouve avec des amis arabes et que des Italiens se joignent à nous, je préfère parler en italien.
Croyez-vous qu’il est important pour vos enfants d’apprendre les langues que vous connaissez ou bien vous préférez qu’ils n’apprennent que l’italien ?
Je n’ai pas d’enfants, mais je réponds avec le même esprit d’Antonio Gramsci, pour ce qui concerne la langue sarde : il faudrait apprendre tout ce qu’on peut apprendre et ce ne serait que richesse et sagesse. Donc rien ne justifie l’appauvrissement des sensibilités au nom de posséder une langue unique, pure, supérieure ou snob… Ce serait de la folie ou de l’aliénation contraindre quelqu’un à se contenter d’une seule langue dans notre monde moderne où le mélange des peuples et de cultures est devenu une réalité et une constante : si tu ne vas pas à l’étranger, ce sont les étrangers qui viennent chez toi, et dans un cas comme dans l’autre, ils doivent te recevoir ou tu dois les recevoir et alors en quelle langue ? un peu de leur langue, un peu de la tienne. Au moins pour cette raison d’utilité pratique, il faut que les citoyens de toute la planète apprennent d’autres langues que celle qu’ils trouvent déjà à leur attente quand ils viennent au monde.
Quelle langue parlez-vous avec vos amis : arabe, français ou italien ? Pourquoi ?
En Italie je préfère parler italien, ainsi je perfectionnerais davantage mes connaissances. En Algérie ou dans les pays arabes, je parle arabe. En France je parle évidemment français… enfin dans les pays dont je ne connais pas la langue je me débrouillerai en anglais, en arabe, en français, en italien et tout ce que je peux appeler à ma rescousse pour m’exprimer et me faire comprendre.
Si vous rencontrez un compatriote en Italie dans quelle langue vous communiquez ?
Souvent je lui parle en arabe, car c’est aussi un besoin d’user cette langue qui me manque tant. Je crois que mon interlocuteur utiliserait lui aussi volontiers l’arabe ; car comme moi il doit avoir, lui aussi, un peu de nostalgie pour sa langue. Mais quand je me trouve avec des amis arabes et que des Italiens se joignent à nous, je préfère parler en italien.
Pourquoi il est si important pour vous de continuer à parler votre langue même en Italie ?
Même si cette question semble un peu étrange si non provocatrice (car elle mettrait en doute la nécessité légitime et insyndicable chez une personne donnée d’utiliser sa propre langue !), je vais la prendre en considération : celui qui a dit ci-dessous (« Je rêve en arabe, je me dispute en français et je parle italien ») peut-être il ne le savait pas mais il a affirmé implicitement, et en vertu d’un mécanisme psychologique bien freudien, que s’il se garde de parler sa propre langue, tôt ou tard sa propre langue s’en vengera. D’où l’irruption dans ses rêves de cette soldatesque irrépressible ; les mots si doux et si grandioses, si aimés et si désirés de son enfance. Sache qu’aucune langue, et surtout la langue dite maternelle, ne doit être réprimée par aucune raison ou nécessité. Car il s’agit dans ce cas-là de réprimer le premier cri de voir le jour, les premiers vagissements de béatitude et de malaise, les premiers sourires et les premières larmes, les premiers mots d’amour qu’on reçoit de l’être le plus cher au monde, notre maman, les premiers pas et nos premiers chants, notre enfance ou ce qui reste de notre paradis perdu…
L’apprentissage de l’italien a été un choix ou une nécessité ? Pourquoi ?
Quand il m’a été donné d’entendre pour la première fois la langue italienne avec une certaine présence d’esprit, je suis tombé amoureux tout de suite de cette langue. La nécessité a fait le reste. Puisque je devais vivre désormais en Italie parmi les Italiens il ne me restait qu’à appendre la langue. Ainsi, dès la première semaine de mon arrivée je me suis inscrit aux cours du soir qu’assurait alors (et même aujourd’hui) l’association culturelle La Tenda. Au fur et à mesure que le nombre de mes amis augmentait, la nécessité d’affiner mes connaissances de l’italien s’enracinait et devenait chaque jour plus forte et plus stimulante.
Comment avez-vous appris l’italien ? Quelles ont été vos difficultés ?
Outre à l’école du soir : je faisais presque cinq heures par semaines durant tout l’année scolaire. J’était très motivé, assidu et j’avais une base très solide (la connaissance du français). Je lisais beaucoup déjà en italien, même si je comprenais peu de choses au début. J’avais acheté une petite radio que j’écoutais tout le temps. Je fréquentais les bibliothèques et les librairies et je lisais souvent les quatrièmes de couverture des livres. Je fouillais dans les bidons-poubelles du papier et j’en tirais des vieilles revues et des vieux journaux, parfois des livres aussi. Je fréquentais les jardins publics où j’ai eu le plaisir de faire des amis et surtout de parler et d’apprendre non seulement la langue mais aussi l’histoire, les mœurs, la littérature, les sensibilités politiques, la cuisine, les intérêts des Italiens. Enfin c’était en de telles circonstances que j’avais commencé la rédaction de mon Fiamme in paradiso, la traduction de l’arabe du roman de Boudjedra et ma pièce de théâtre Il poeta si diverte. C’était une entreprise qui ne manquait pas de difficultés, de souffrances, de sacrifices, de peurs, de frustrations, de désespérances, de résistances, d’abandon et de recommencements. Alors, je vivais sans demeure fixe ! Il s’était passé un an avant de commencer à comprendre d’une manière plus ou moins claire ce que les gens me disaient. Au début, tout au début, les gens s’exaspéraient quand je n’arrivais pas à m’expliquer et souvent ils n’attendaient même pas que je pusse formuler une phrase que déjà ils m’abandonnaient à mon sort et à mes frustrations.
Est-il difficile pour vous de passer d’une langue à l’autre pendant la journée ou à l’intérieur d’une conversation ?
Oui il m’est difficile de passer d’une langue à une autre. Cela m’arrive même en écrit. Parfois tout en parlant ou en écrivant en italien, je ne me rends pas compte que je passe au français et vice versa. Cependant la langue que parle couramment est l’italien ; il ne faut pas oublier que depuis 20 ans ou presque je ne fais que parler en italien. Si j’exclus les deux premières années de mon séjour italien (ou les périodes de congé que je passe en Algérie), je peux dire que je ne fréquente plus mes compatriotes et je recours donc moins à ma langue première. Je vis isolé parmi les Italiens ou les autres Etrangers comme moi qui n’utilisent que notre langue commune : l’italien. Le français, je le parle rarement et seulement par des phrases éparpillées ici et là dans mes discours. Dans ma vie je me souviens d’avoir tenu, très rarement, un discours en français articulé, complet, sans contamination ! Avec l’arabe, c’est un peu différent : n’étant pas une langue néo-latine, il est difficile qu’elle interfère avec le français ou l’italien… à moins que je veuille pallier aux défaillances de ma mémoire et à mes confusions ou faire des expérimentations linguistiques sciemment voulues…
Les langues que vous connaissez ont-elles été utiles pour obtenir un travail en Italie ?
Certainement, voyons ! c’est comme avoir une boussole pour un navigateur. Mais sans le bateau (les autres compétences), sans l’étendue d’eau (les amis et les services), sans la motivation et la capacité d’adaptation au voyage, sans la connaissance des voies de navigation… la boussole servirait à peu, très peu, de chose (je n’ai pas encore vu quelqu’un qui se déplace par route terrestre avec une boussole).
Même dans votre pays parliez-vous deux langues ?
Non, dans mon pays je parle une seule langue : l’arabe. Le français je le parlais à l’école et à l’université avec des enseignants de français ou des matières que j’étudiais en français. Dernièrement, en traduisant en français mon roman L’occidentalista, j’ai découvert quel type de français je connais : le français scolaire ! Et c’est tout à fait logique : si tu penses qu’après 20 ans de vie en Italie, j’ai encore des difficultés à apprendre la langue parlée des Italiens ! Tous mes amis, qui ont eu à réviser mes écrits m’ont fait le reproche d’avoir une langue un peu savante, tortueuse s’entend, snob, pesante quoi !
Le français a-t-il été une « langue passerelle » pour vous ? Si oui, dans quelles situations ? (une autre version : Quel est votre rapport avec le français ? Vous l’avez appris chez-vous ? de façon spontanée ou à l’école ? Le français a-t-il été une « langue passerelle » pour vous ? Si oui, dans quelles situations ?)
La connaissance du français m’a facilité l’apprentissage de l’italien qui à son tour m’a facilité l’apprentissage d’autres langues néo-latines et du latin même ! Fiamme in paradiso par exemple, je l’avais conçu en arabe. Le passer d’abord en français fut pour moi plus qu’une nécessité pour pouvoir le traduire en italien. En outre en ces années-là, les années où j’écrivais mon roman, je ne disposais pas d’un dictionnaire arabe/italien - italien/arabe. J’avais utilisé un dictionnaire italien/français - français/italien.
Quelle variété de français est-ce que vous parlez ? le même français qu’on parle en France ? ou bien une variété maghrébine ? quelles sont les différences ?
Comme je l’ai dit dans cette interview, le français que je parle est un français que j’ai appris à l’école chez des enseignants algériens dans un premier temps et chez d’autres enseignants de France ou d’autres pays francophones. Il ne sera sûrement pas le même français que parlent les Français, mais il sera plus proche de ce que les français écrivent. Ne l’oublions pas : ma connaissance de cette langue est presque seulement livresque. Ceci étant dit, sincèrement je ne suis même pas en mesure d’y déceler les différences ou les variétés qui peuvent exister d’une région à l’autre de la France même ou d’un pays francophone à l’autre si ce n’est à partir du critère de la prononciation, comme la différence qu’il ya entre le R parisien et celui marseillais ou algérien ou à partir du rythme parisien un peu serré et celui du midi un peu dilaté. Mais la correction ou non correction dans la grammaire, l’orthographe et la syntaxe reste pour moi le critère principal de distinction. Quant à moi, je prononce le R algérien et j’essaie d’imiter le rythme parisien. D’ailleurs je commence un peu à perdre ce rythme avec l’apprentissage de l’italien !
Malheureusement je n’ai pas beaucoup de choix.
Dans la revue « Yalla Italia » j’ai lu un article titré « Je rêve en arabe, je me dispute en français et je parle italien ». Cela vous est jamais arrivé ? Pensiez-vous que c’est vrai ?
Je crois que ce sont là des formules creuses, donc qui résonnent mieux, prêtes à user, sans fondement, qui ne reposent sur aucune analyse sérieuse. Car le rêve, la dispute expression principalement émotive, parler ne sont que des catégories artificielles de notre esprit. Et le tout procède d’une même source : l’interprétation et l’expression de la volonté et des exigences vitales de notre être à l’état biologique. Quant aux langues, y comprise celle dite maternelle, elles ne sont que des serveuses de ce despote qu’est ce tumulte biologique. Je rêve, quant à moi en tous les sons et en toutes les images que j’ai connus et que j’ai fait miens, je lance des imprécations en toutes les feuilles et branches de l’arbre qui constitue mon capital linguistique et je parle selon les nécessités et les couleurs du moment et de l’atmosphère linguistiques.
06-03-11