Du « Vieil Alger » de Pierre Fréha – Ed. Orizons, Paris 2009
A propos de nos frères juifs, j’ai lu dernièrement le roman de ce fils d’Algérie et je l’ai trouvé plein de nostalgie, d’amour et de respect pour notre délicieux pays (qui est le sien aussi).
Et alors j'ai voulu parler moi même de son livre et des sensations qu'il a suscitées en moi et des idées et des mots qu'il a imprimés dans mon cœur.
Puisque c'est d'exil que nous aimons parler dans la vie, son livre en a parlé. Et parlons-en nous aussi.
Il y a quelque temps j’ai commencé à sentir le poids pesant et fastidieux de la ghorba, bien que ce fût moi qui avais cherché cette situation d’éloignement et d’exil.
Je vis désormais comme un vraisemblable exilé avec tout l’ambaradam des sentiments fort désagréables de nostalgie, de solitude, de culpabilité, d’incompréhension, d’affolement, d’inutilité et encore de nostalgie et de nostalgie encore et encore…
Bien sûr je n’arrive peut-être pas au degré de la nostalgie que le roman de Fréha cherche à décrire et qui, je crois bien, ne peut être que celle de l'auteur lui-même. Mais éprouver une sensation, c'est toujours subjectif, en ce sens qu’elle sera inquantifiable : si on est trahi, on se considère avec toute la légitimité du monde comme le plus trahi parmi les trahis. Sommes-nous déçus? Il ne saurait être au monde de plus déçu que nous… mais que ça ne nous empêche pas de demeurer frères et sœurs, dans la nostalgie et dans les larmes…
Donc puisque je suis exilé, j’aime écouter parler du pays qui me manque, du pays que j’aime, du pays pour qui mon cœur bat et frémit. Et le livre de cet Algérien éloigné m’en a parlé assez et bien et m’a invité à lire encore ses autres livres…
La lecture de “Vieil Alger” est tendre non pas parce qu’elle nous dorlote, mais parce qu’elle nous parle d’une manière soft de nous, de notre mémoire, de nos rêves et de nos soucis aussi. Elle ne théorise rien et ne nous réduit donc à aucune abstraction. Elle nous accepte entiers et tels que nous sommes, nous comprend, ne nous juge pas. Bien au contraire elle nous restitue notre humanité que nos bêtises nous font perdre souvent…
Ce livre m’a appris tant de choses sur ce que j’ai cru avoir été jusqu’ici « ma » culture ; et il a réveillé en moi tant d’autres, encore, ensevelies dans les plis de l’oubli ou de l’indifférence. Ils m’a aussi ouvert les yeux sur de nouveaux « possibles »…
D'abord, il m'a rappelé la naturalité avec laquelle mon père relatait l'histoire de confection de son premier costume par un tailleur juif de Constantine.
J’ai revécu ensuite des scènes d’enfance où mes grand-parents, mes vieilles tantes et voisines venaient chez nous de Constantine chargés d’histoires à nous raconter sur les Kabyles de Tizi et les Juifs de Rue Thiers et de la haute Casbah - leurs voisins ou amis -, sur leurs langues respectives, leurs mœurs, leurs cuisines, leurs modes de vivre et de se rapporter avec leurs voisins et compatriotes.
Certains nous faisaient part des blagues ou des scènes réelles où quelques idiots avaient trompé des Juifs au marché… ces idiots, qui s'ignoraient, se croyaient seulement arabes, seulement musulmans et, pire encore, uniques Algériens…
Ils étaient mus évidemment par l’ignorance et l’hostilité atavique… ils ignoraient, les malheureux, que souvent la victime les découvrait, les dénonçait, les couvrait de ridicule et les mettait dans des embarras de conscience durables.
Ils étaient mus aussi, quelquefois, par l’excès de zèle dont le roman de M. Fréha parle et dénonce ; effet de cette zizanie que le colonialisme a réussi quand même à semer et cultiver entre indigènes de la même chair, du même sang, de la même sensibilité, de la même histoire, de la même origine commune des langues et des confessions.
Notre école
Notre école a fait le reste ; elle nous a enseigné que les Turcs sont des amis sauveurs et qu’il serait ingrat de notre part de ne pas reconnaître leur dû : le fait d’avoir fait de nous une nation et surtout un territoire.
Notre école toutefois ne nous a pas raconté les affres de l’arrogance et l’abjecte immoralité de ces mêmes Turcs. Elle nous dit par contre qu’ils étaient des frères musulmans qui nous enseignaient que le paradis tant louvoyé, tant honni, tant désiré, résidait à l’ombre des sabres, les leurs, en tombant dans leurs champs d'honneur.
Et, cela dit en passant, franchement jamais l’expression « frères musulmans » n’a été aussi douce et belle et n’avait jamais sonné à mes oreilles aussi authentique et sincère comme dans ce roman, « prononcée » par la plume de ce très sensible Algérien.
Les mots sont beaux quand ils transcendent le connu, transgressent les tabous, nous ouvrent les portes qui donnent sur le cœur de l’Autre et nous invitent à fraterniser.
Célébrer la fraternité entre les enfants d’une même mère est banal ; célébrer celle entre les enfants de deux mères serait épatent car ce serait nouveau, ce serait une rupture de la routine bête, laide et cruelle, ce serait un saut courageux dans l’inconnu, ce serait abattre les barrières et élargir les frontières de l’amitié et de la solidarité humaine et, si possible, entre les vivants…
Notre école (Ici, j'exclus mon prof d'histoire-géo au lycée) ne nous a pas dit que les Turcs avaient des pratiques sadiques et qu’ils étaient comme tous les dominants : injustes, égoïstes et opprimants.
Notre école taisait, parce qu’elle les ignorait, les assertions d’un Ibn Khaldoun qui donnait une description d’une fidélité photographique de l’arbitraire qui avait toujours animé les princes et les puissants dans son temps et les différents abus de pouvoir…
Notre école nous présentait les Juifs, par contre, comme des êtres sans autre loi que celle de comploter contre l’Arabe et le Musulman et d’adorer le veau d’or… comme si le reste des mortels n’en raffolaient pas eux aussi, peut-être outre mesure !
Pourtant, au moins pour ce qui nous regardent en tant que musulmans algériens, nous ne cessons de rabâcher les passages coraniques qui nous rappellent à l’agacement la foi limpide d’Abraham et les tables de Moïse qui devraient nous démentir et nous faire sortir de notre délire.
Notre bréviaire de préjugés nous présentait les Juifs comme de biscornus sans orgueil et sans jalousie pour leur culture… inepties que ce roman, le bon sens, l’humilité et le génie indéniable des Juifs, non seulement démontaient avec tact et force mais nous invitent avec simplicité et combien de pertinence à être décents, respectueux, raisonnables et justes…
Notre école ne croyait pas à la bonne fois et au droit de nos concitoyens juifs d’être algériens mais elle croyait, par contre, à l’incommensurable pouvoir d’un souffle d’éventail, à la fable du complot du siècle(!) ourdi par deux commerçants juifs qui d’ailleurs n’étaient point aussi puissants que ça.
Notre école ne savait-elle pas qu’au temps de Hamdane Khoudja (comme l’atteste ce dernier) Juifs et Musulmans d’Algérie, s’étaient serré les coudes et s’étaient montrés solidaires et frères face aux désastres que la prise d’Alger avait provoqués… ?
Ne savait-elle pas, notre école - et les semeurs de la zizanie aussi -, que s’il en était ainsi des relations entre ces frères divers, cela signifie qu’ils avaient toujours été frères et qu'ils avaient toujours agi solidairement d’une manière spontanée. Autrement il ne leur serait pas arrivé à l’esprit de s’organiser de la sorte au lendemain de la prise d'Alger ? D’ailleurs ce livre a bien montré cette mine précieuse de solidarité et de compréhension entre Algériens.
Quant à nous (les uniques Algériens, les seulement Berbères, les seulement Arabes... les seulement progressistes ou les Musulmans) - stupidité, ignorance et paresse mentale aidant – nous ne faisons que croire à ces salades, alors qu'il aurait valu mieux pour nous chercher plutôt à épouser le raisonnement raisonnable, clinique, personnalisé et honnête (comme nous le faisons entre nous) … connaître personnellement les autres est une forte protection et une solide garantie contre la méfiance et la peur que nous inspire l'ignorance de l'autre.
Le camp traditionaliste des Juifs algériens reproche au camp francisé, de « s’être arraché le turban – lit-on dans ce roman -, de s’être déshabillés et de s’être mis nus, de porter leurs habits pour plaire au camp français. »
Je crois que la plupart de leurs frères musulmans avaient eu la même réaction pour combattre, eux aussi, la francisation de leurs mœurs « authentiques » face au zèle de l’aliénation que montrait la minorité restante des veste-tounées (goumiya avant le terme).
J’irais même jusqu’à dire que cette position, pour l’authenticité et contre la francisation, était une arme commune dans la main des Algériens (juifs et musulmans), dans leurs tentatives de contraster la saigne de dignité et d’authenticité qu’avait provoquée la greffe catholico-française dans l'arbre de leurs mœurs et de leurs traditions.
Et s’il semble que seuls les Juifs, ou seuls les Musulmans (cela dépend du camp) y avaient réagi ou aussi succombé, c’est, d’un côté, par explication après coups. Car la zizanie coloniale eut déjà conquis et habité les cœurs des Indigènes et commencé à produire ses effets dévastateurs sur leur fraternité que les siècles avaient tissée avec une longue patience non seulement entre Juifs et Musulmans mais aussi entre Berbères arabophones et Berbères berbérophones.
De l’autre côté, il est évident que les deux groupes confessionnels qui formaient le tissu algérien se comportaient, chacun, suivant ses sensibilités propres et ses spécificités culturelles.
Il faut ajouter à ça enfin les différences individuelles à l’intérieur de ces groupes mêmes qui font que les destins s’entrecoupent, se croisent, s’entrechoquent ou convergent les uns avec les autres, selon la culture personnelle de l’individu, ses choix, ses intérêts, ses convictions qui sont toujours plus ou moins indépendants de la personnalité et de l’idéologie du groupe auquel cet individu appartient.
L’on voit à travers ce beau livre se profiler de nouveau, comme ressuscité, ce destin commun des Algériens (touts frères confondus), que l’histoire récente de l’Algérie, tourmentée et violée de toutes parts, occulte ou falsifie.
Qui sait ? Peut-être qu’un jour cette entente fraternelle entre les Algériens du terroir et ceux de la diaspora reviendra. Entente, nettement et sobrement décrite par le roman, qui suscite dans le cœur une beauté rare et une joie nostalgique.
La scène du comportement des Ioldach, ces soldats turcs, sodomistes réveille chez le lecteur conscient des vérités que l’histoire indique mais que l’habitude et la mystification ont endormies pour des lustres.
Et c'est naturel: là où sévissent l’oppression et l’injustice, meurent la morale et l’authenticité et prospèrent les instincts basiques de la débauche, de la violence et de l’hypocrisie.
Ici encore notre école nous a enseigné non pas l’histoire ou l'humanisme mais leurs fantasmes ; alors qu’elle aurait du nous préparer à être extrêmement lucides et conscients du prix à payer (en souffrances physiques et en humiliations morales) pour habiller de dignité et d'humanité l’histoire de cette Algérie que nous chérissons et ce peuple éreinté par les envahisseurs.
Cette même école nous a enseigné l’histoire idyllique de nos envahisseurs turcs qui pourtant nous portaient peu d’intérêt, et auxquels nous payions l’impôt et qui nous gardaient loin des affaires de l’état. Et même si nous avions été des Kouloughlis, ils nous auraient également exclus de la cité, de la dignité et de la justice… - nous, les véritables maîtres de notre terre, ses enfants légitimes !
Comme Hamdane Khoudja, Pierre Fréha a eu le mérite de mettre en crise cette zizanie et de dénoncer une telle mystification et pas seulement ça : plus particulièrement ce dernier a en plus ressuscité un pan non indifférent de notre histoire récente.
Il décrit tendrement une scène dont la grandeur et l’humanité sont désormais révolues, hélas mortes, où David allait le plus naturellement possible demander conseil à Baba Keffous (P. 148). Scène qui décrit le climat de confiance, de respect et de fraternité qui régnait jadis et devrait régner aujourd’hui encore et demain entre Algériens de confessions diverses.
Que dire de cette autre scène, restituée aux Algériens avec une rare honnêteté, de la prise de position d’un Ferhat Abbas qui, en pleine damnation, avait eu le courage de dénoncer avec détermination la surenchère et la zizanie ; il avait su défendre l’intégrité du peuple algérien en défendant une partie de ce peuple : nos frères juifs.
Et que dire encore de ces données socio-anthropologiques qui traversent (ou au moins jusqu’à hier traversait) la population algérienne sans distinction de classes ou de confessions ; ces éléments culturels communs à tous les Algériens, constitutifs de notre âme, de notre particularité, de la personnalité de notre peuple ?
Pour la première fois par exemple j’ai compris la signification de mettre du «ma-zah’r » dans le café. Je ne pensais pas que cette pratique avait un autre sens et une autre utilité que ceux de venir en aide à l’impuissant arôme du café !
Je ne savais pas qu’il s’agissait d’asperger de baraka le café, certes, mais surtout ses buveurs (souvent traversés par cette agressivité originelle qui tend à empêcher toute forme de communication, de connaissance, de socialisation, de solidarité…) dans le but de bénir la rencontre des hommes et sacraliser les liens qui naissent de ces rencontres.
Comme moi, d'autres Algériens ignoraient qu’il s’agissait là d’un pan de l’histoire de notre culture. Bien sûr comme disait Dante, notre malheur est que nous sommes encore ici à chercher dans la lueur du présent ce que nous avons perdu dans les ténèbres du passé…
Mais Fréha, Algérien à tous les effets, enseigne ce que ‘‘Algériens’’ veut dire à ceux qui – ironie du sort - lui refusent son algérianité!
Je sais que les hommes sensibles et sages n’attendent pas un bout de papiers pour être ce qu’ils sont, mais je suis très navré qu’à l'un des fils de l’Algérie, on refuse son algérianité ; si l'âme tient à un lieu, elle ne saurait avoir de paix ou trouver d’autre refuge en dehors du pays de l'enfance et des aïeux…
Mais, que voulez-vous? la mentalité de ceux qui décident dans notre bled est une forme de caserne et les casernes comme l'a bien dit le roman « sont les lieux de l’immunité… » par excellence.
Les arabismes qui jalonnent le texte sont très authentiques car limpides et sans hésitations; ils appartiennent à l'auteur et ils sont inconfondiblement algériens. Qu’on les considère bien et on verra que par exemple le mot « chkoun » n’est plus seulement un mot banal d'une demande vulgaire, mais un éclat de poésie et de musique.
À propos de cette zizanie coloniale, j'invite les Algériens à voir le joli film « Le chant des mariées » de Karin Albou, qui parle presque avec le même langage de ce livre de la même thématique; il raconte les destins de vie des Indigènes juifs et musulmans dans la Tunisie des années Vichy, quand la zizanie et la mystification coloniales battaient leur plein...
Sincèrement je trouve déplorable le fait que l'Algérie refuse d'accorder la nationnalité à l'un de ses fils, coupable seulement d'aimer l'Algérie mais de l'avoir quittée, dès sa tendre enfance(!), pour suivre le destin que lui traçaient ses parents!
Après lecture du « Vieil Alger » aucun Algérien ne pourra plus rester indifférent ou insensible à la nostalgie de nos concitoyens juifs de la diaspora.