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Je vous écris de loin, pour vous dire combien je suis effaré par ce que j’entends et par ce que je vois d’ici. Que se passe-t-il en France ? Hier, des véhiculent flambaient, des enfants caillassaient des voitures de pompiers, rudoyaient les forces de l'ordre et brûlaient même leurs écoles ! Ces enfants-là, issus de parents immigrés mais désormais français pour la plupart, ont crié leur désespoir, la nuit, dans les rues de France. Ils ont surtout montré combien peut-être terrifiante et nocive une prison sans murs et sans barreaux. Ils ont constaté qu’ils jouissaient d’une liberté factice alors que les trains de la vie normale partaient sans eux. Ils disent leur colère bien réelle contre ce qui les maintient en dehors de toute visibilité sociale et professionnelle. Aujourd’hui, j’entends aussi avec effroi que la francophonie, structure à la fois linguistique et politique que nous avons essayé de construire comme un espace dépoussiéré de tout ressentiment ou de toute volonté de puissance, est aujourd’hui moquée, attaquée. Par qui ? Par ceux qui auraient dû la considérer comme leur affaire. Tout ceci m’a donné envie de confier à vos oreilles quelques suppliques contenues dans ce libelle d'outre-ciel.
Ici, dans l’au-delà, dans cette éternité si peu paisible en définitive, des disputes nous divisent aussi à propos de l'inconséquence manifeste des vivants lorsqu'une situation de crise se produit. Autour de moi, deux camps se sont formés : il y a ceux qui, vous regardant, ont pris le parti de l'observation passive, haussent les épaules et disent d’un air accablé : « Basta ! » ; d’autres, chez qui vos agissements provoquent une rage impossible à contenir et même à vous décrire, vous crient des propos si forts que tout n’est que bruit et fureur ici. Entre les deux camps donc, surgissent des querelles dont vous n'avez pas idée.
Je tiens à dire une chose que je ne veux point passer sous silence : mon ego n'a pas été égratigné lorsque j'ai appris qu'un ancien chef d'État avait remplacé à l'Académie française, le Président du grand État d'Afrique que je fus. J’ai souhaité qu’il y fût accueilli avec la kola fraternelle offerte à tout hôte. Il augmentera, je n'en doute pas, le kaléidoscope des émotions utiles et des travaux indispensables à l’extension des mots et expressions surgis de l’archipel francophone. J'ajoute cependant, mesdames, messieurs, que je fus aussi poète ! Je vécus avec une immense soif d'amour dans le cœur et la plume à la main. Quant aux jeunes gens contestant ce que nous avons essayé de faire, je dirai qu’il est normal que chaque génération pose sa voix et expose sa vision du monde. Mais elle doit savoir que si on n'a jamais vu une fourmi transporter un éléphant sur son dos, on assiste cependant chaque jour à l'effondrement de colonnes de temples faute de bras hardis pour en renforcer l'assise.
Je suis effaré par d’autres actions plus insoutenables : les guerres. Effaré par le fait que les autorités africaines n’aient pipé mot quand des mains criminelles ont mis le feu, en France, aux hôtels minables où sont reclus des Immigrés, ces nouveaux Tirailleurs Sénégalais de la guerre économique. Je déplore ces lâches abandons et déplore aussi l’absence de connivence entre intellectuels venus de civilisations diverses et qui semblent avoir renoncé à consolider l’idée de civilisation de l’universel. Le fait qu'il me tardait aussi de vous confier est donc le suivant : J'ai été condisciple de Jean-Sol Partre à la rue d'ULM, à l'Ecole Normale Supérieure. Une amitié est née et des connivences nous ont soudés. A la veille de la guerre, j'allais dire des vers avec quelques immigrés d'alors, à la Sorbonne. Une véritable fraternité de plume, qui n'existe plus aujourd'hui, liait Partre, Breton, Aragon, Mauriac, Pompidou à notre colonie d'isolés à la peau ensoleillée. Alioune Diop, Jacques Rabémananjara, Aimé Césaire (votre dernier colosse que je supplie de ne pas nous rejoindre pour l'heure, mais de prendre son temps et de nous retrouver le plus tard possible), Guy Tirolien, Léon Gontran Damas, et plus tard Richard White, Nina Simone, James Baldwin... Nous avions coutume de déclamer nos poèmes au cœur même de la Sorbonne, dans l'amphithéâtre Descartes et non dans des caves de ces banlieues devenues des lieux du ban ! Oui, la Sorbonne nous ouvrait ses portes, ce qu’elle n’ose plus tout à fait accomplir de nos jours, pour accueillir les plus talentueux des écrivains à la peau sombre. Un sort indigne est réservé aux rappeurs, ces poètes de l'urbanité, piteusement assignés à résidence et priés de traverser le périphérique et de s’éloigner des lumières d’une ville à la gloire fanée : Paris.
Lorsque je disais le poème Femme Noire à la Sorbonne, une foule, déjà présente et qui en redemandait, m'acclamait à tout rompre. Lorsqu’à Rome nous avons réuni le deuxième congrès des écrivains et artistes noirs en 1959, j'ai mesuré l'attente, la soif de connexions nécessaires et intelligentes entre l'Occident et les Tropiques. A ceux qui ont inventé la connectique, je dis que cela est bien. Mais il ne sert à rien de privilégier le lien informatique si le métissage culturel n'est pas cultivé par ceux qui devraient en être les premiers et inflexibles jardiniers : les intellectuels. Claquemurés dans la défense de leur privilège ou à la recherche de la renommée médiatique, ils courent, la langue pendante de plateau en plateau derrière une gloire de pacotille.
Ce n’est pas pour jouer ici les anciens combattants et encore moins les maîtres de la morale que je vous parle ; il me plaît de rappeler que ce fut en compagnie de Partre, Mauriac, Picasso, nous enthousiasmant et nous réchauffant en lisant la parole vive de Isidore Ducasse, que nous regardions l'horizon. Sous le grand flamboyant de la pensée où nous devisions, nous avions conscience des dangers qui guettaient l'Occident boursouflé de suffisance et ceux qui menaçaient les peuples colonisés grelottant sous le poids des préjugés et tétanisés par leurs complexes. Et nous étions inquiets mais résolus à tresser les nattes de l'espoir sur les têtes des jeunes gens des pays anciennement dominés ou anciennement dominateurs. C'est ainsi qu’est apparue à Césaire l'idée suivante : le rendez-vous du donner et du recevoir est la condition indispensable pour un authentique dialogue des cultures. Aucune ne mériterait le respect si elle se cantonnait dans l'attitude du mendiant. Aucune ne servirait pleinement la vertu si elle se figeait dans l'abus des postures impériales. Le passage est étroit pour ceux qui veulent accéder au ciel des idées. Passage, ai-je dis ? N'y voyez pas malice !
Avant de quitter notre belle planète bleue, je suis resté jusqu'au bout convaincu que la civilisation de l'avenir est le métissage. Prétendre le contraire nous renvoie aux théories de la pureté de la race dont un actuel prétendu géant des lettres, Houellebecq, propage à son tour, après Gobineau, la funeste médecine.
Si j'ai décidé de sortir de mon silence, c'est parce que nous venons d'accueillir ici deux jeunes gens. Ils semblent égarés et ils nous disent avoir escaladé par inadvertance un mur à Clichy sous-bois. Ils ont reçu des décharges électriques mortelles et ne comprennent pas l'escale qu'ils sont obligés de faire en notre barbante compagnie. Pour eux, le repos éternel est une aberration car ici il n'y a que de sempiternelles frictions et « beaucoup de vieux grincheux », disent-ils. Ceci n'est pas surprenant, tous les masques sont tombés et chacun est à nu. Ce qui étonne ces jeunes gens, qui ne sont absolument ni des sauvageons ni des racailles, et je fiche mon poing à la figure de celui qui les considérerait comme tels, c'est la disparition des accents ! Nos deux jeunes sont donc paumés depuis qu'ils ne peuvent pas identifier de quel endroit de France ou du monde viennent ceux qui leur adressent la parole. J'ai eu beau leur affirmer que j'étais de Joal, que j'ai achevé mon cycle de vie terrestre en tant que citoyen de Verson, je leur explique que mes patries furent par conséquent nombreuses, et pourtant, ils s'entêtent à taxer mon propos de badinage. Je vous assure qu'ils n'ont rien perdu de leur faculté de riposte et de la spontanéité qui les rendirent attachants parmi vous. Pour ces qualités, ils bénéficieront de mon indéfectible sympathie et de ma protection. Il me reste maintenant à poursuivre auprès d'eux le travail fondamental que tous les enfants du monde doivent recevoir des adultes : la transmission du savoir. Aujourd'hui, je ne leur ferai pas la Leçon de la leçon, Pierre Bourdieu et Dante s'en occuperont avec le brio que vous leur connaissiez. Je compte leur apprendre à battre les tam-tams et les tambours de la mémoire en déclamant ce poème de Guy Tirolien :
Seigneur, je suis très fatigué,
Je suis né fatigué.
Et j'ai beaucoup marché depuis le chant du coq
Et le morne est bien haut qui mène à leur école.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous prie que je n'y aille plus…
Oui, il faut renoncer à l’école qui n’enseigne pas la grandeur de chaque civilisation. Il faut renoncer à la petite école pour celle plus grande des exigences morales. Ensuite, je confierai ces deux jeunes garçons à Marie Curie, à Jacques Brel, à Partre, à Fela Kuti, à Nina Simone, à Joséphine Baker, à Cheikh Anta Diop, à Toussaint Louverture, à Socrate, à Lumumba, à Joseph Ki Zerbo et à tant d’autres sages pour fabriquer ensemble la toile des valeurs éternelles et du détachement utile.